Aujourd’hui, très souvent, la notion de safe space accompagne la mise en place de pratiques non-mixtes. Dans des groupes racisés, LGBT* ou féministes, la non-mixité se justifie parce qu’elle est safe. Pourtant, ces deux modalités de l’action politique collective ne visent pas les mêmes objectifs et ne se recouvrent pas.
Un petit bout d’histoire
Bien que l’histoire du concept de safe space soit encore peu documentée, Nicole Christine Raeburn, dans Changing Corporate America from Inside Out – Lesbian Movements in America’s Second Wave en identifie le premier usage en 1980. Anne Plaignaud traduit quelques passages du livre de Raeburn dans l’article « Safe space et charte de langage, entre subversion et institution d’une Constitution ». La première occurrence du safe space est d’emblée intersectionnelle. En effet, Reaburn explique comment, au milieu des années 1980, les employé.e.s LGBT de l’entreprise étasunienne de télécom AT&T qui utilisent pour la première fois le concept de safe space, se trouvent à la croisée de différentes oppressions. Les personnes interrogées par Raeburn disent s’inspirer des assemblées des Civil Rights pour mettre en place des assemblées au sein d’AT&T. Elles témoignent, au cours des entretiens, des différentes formes de dominations dont elles font l’objet. Une femme explique : « Au travail, je ne peux pas me permettre d’être totalement qui je suis » […] « Je coupe mon blues et mon Marvin Gay juste avant d’entrer au bureau, où je « monte sur scène » […] « Je savais que je ne pouvais pas m’épanouir avec le sexisme et le racisme, donc j’ai décidé que j’allais être qui j’étais vraiment, et être à l’aise ». En 1996, le concept de safe space est repris par l’ONG Equal ! qui lutte pour le droit des travailleurs LGBT de Nokia, fusion d’une filiale d’AT&T et d’Alcatel. Lorsque cette ONG reprend le concept de safe space, elle met de côté la problématique intersectionnelle et se concentre sur des arguments utilitaristes. La mise en place d’un environnement non hostile grâce aux safe spaces garantit une meilleure performance des salarié.e.s. et une meilleure image de l’entreprise auprès de ses collaborateur.ices. En rappelant l’origine confuse du safe space, il ne s’agit certainement pas de critiquer les mouvements LGBT* mais de constater que, depuis leur début, les rapports entre le safe space et la non-mixité choisie n’ont rien d’évident.
Le safe space, un ensemble de règles pour la discussion
Qu’est-ce que le safe ? Une certaine pratique de la discussion. C’est prêter attention aux autres en portant son attention à ce que « je » dis et d’où je suis capable de le dire. Pourquoi tant d’attention à la parole ? Parce que je suis toujours oppressé.e et oppresseur.e. En tant que femme blanche, je suis un mélange d’expériences dominées et dominantes. En tant qu’homme noir aussi, en tant que femme noire trans* aussi. Je risque toujours de blesser par ignorance, par inadvertance, par inattention.
Le safe est à la fois une attitude individuelle et un principe collectif. Quand j’entre dans un safe space ou quand je participe à la création d’un safe space, mon corps et ma parole restent marqués par les attributs de la domination. Je sais quelles oppressions je risque de mettre en place et je les déjoue. Le privilège habituel se transforme : il devient le point d’adhérence d’une nouvelle norme, celle du safe. C’est parce que je suis marquée par certaines caractéristiques qui risquent de m’amener à blesser quelqu’un.e que j’accepte de me plier à des règles de langage.
Si ces règles ne sont pas partagées, le safe space ne peut pas exister. Il s’agit donc de montrer que je fais attention – ou d’imposer qu’« ici on fait attention » – à ce qui est dit et d’où on parle. Ces règles de langage doivent être explicitées, verbalement ou corporellement, parce que l’espace safe fonctionne, d’une part, de façon déductive et, d’autre part, de façon restrictive. D’une part, en effet, les safe spaces impliquent des règles implicites ou explicites (tantôt des chartes, tantôt des modérateurs ou modératrices) qui précèdent la mise en place du safe space. On commence par se mettre d’accord – ou par connaître – ces règles. Le safe space fonctionne donc du haut vers le bas. Il s’ensuit, d’autre part, que le safe space ne peut être mis en place qu’avec des personnes qui acceptent ces règles langagières. Si quelqu’un.e ne les respecte pas, le safe space n’apparaît pas et, instantanément, le charme est rompu.
Le safe space a besoin d’être nourri par des groupes non-mixtes
Qu’est-ce qui assure aux safe spaces de ne pas s’enfermer dans des principes ? Qu’est-ce qui garantit aux safe spaces de rester safe, c’est-à-dire de continuer à évoluer, à s’adapter aux nouvelles problématiques de lutte et à pouvoir être accueillant – « rester safe » – pour des personnes nouvellement venues, pour des personnes à qui on n’avait pas encore pensé ?
Si les événements grand public de la Maison Arc-en-Ciel de Liège, la plus grande association LGBT* de Wallonie, sont safe, si je peux aller à une soirée ou à une exposition en sachant que ce sera bienveillant pour des personnes LGBT* et pour les personnes cisgenre (personne dont le genre est en concordance avec le sexe déclaré à l’état civil à la naissance), c’est grâce à un long travail réalisé en amont. Un travail réalisé, pour une part, dans des groupes non-mixtes. Si Marta est une chercheuse qui crée un safe space au moment de ses entretiens, c’est parce qu’elle connaît les problématiques LGBT* grâce à des rencontres, des expériences, des récits qui proviennent, pour une part, de groupes non-mixtes. Ainsi, le safe space a-t-il besoin d’autres lieux et d’autres modes d’action pour « rester safe ». Il semble même qu’un safe space n’existe pas de façon autonome mais qu’il se nourrit nécessairement de pratiques qui lui sont extérieures et qui préexistent à l’espace safe. Des pratiques, des attentions et exigences politiques que les personnes qui participent aux safe spaces ont apprises ailleurs. À tout le moins, pour ne pas s’enfermer dans des règles immuables, mais rester alerte et critique – au fond, politique –, tout safe space a besoin d’être nourri, « mis à jour », par d’autres groupes ; des groupes plus radicaux, qui expérimentent la nouveauté politique, qui créent de nouveaux modes d’action : des groupes de non-mixité choisie.
Prendre la parole en non-mixité choisie
La non-mixité choisie ne présuppose pas (non plus) un dialogue pur et sans problèmes entre deux individus. Cependant, la réponse donnée à ce présupposé n’est pas la mise en place de règles langagières à respecter, mais l’instauration d’une seule règle physique. Le groupe n’est pas ouvert : il est restreint et ce, de façon non négociable. Les liens entre les personnes d’un groupe en non-mixité choisie ne sont ni ceux de l’amitié ni ceux de la contingence. Le public du groupe en non-mixité choisie est à proprement parler politique alors que le public du safe space est composé par les personnes qui acceptent les codes du safe space (ces codes peuvent être politiques, comme ils peuvent ne pas l’être).
Comment fonctionne la non-mixité choisie du point de vue individuel et collectif ?
Dans un groupe non-mixte, je ne limite pas ma parole car, enfin, je suis comprise par des personnes qui vivent les mêmes rapports de dominations que moi. Je ne dois ni justifier ce que je dis, ni éduquer, ni « prendre soin » des dominants. Les stigmates de la domination ne sont pas surexposés parce qu’ils sont communs. Je parle en « je » pour raconter ce que je vis et je réalise à quel point cette expérience est partageable. Tout l’enjeu de la non-mixité choisie est là : partager pour viser collectivement une transformation. Des témoignages de chacun.e se créent un savoir et des pratiques qui visent à transformer le monde vécu. Dès lors, la non-mixité choisie fonctionne de façon inductive, du bas vers le haut. Cela implique deux choses. Premièrement, il n’y a que des paroles à égalité : pas de contrat à remplir ni de modératrice ou modérateur pour vérifier ce qui se passe. Deuxièmement, dans la non-mixité choisie, le contenu de ce qui est dit est vérifié plus durement que par une procédure langagière. En effet, ce que je dis doit être, d’une certaine façon, accepté ou validé par les autres. Cette validation n’est pas d’ordre rationnel, il ne s’agit pas d’avoir raison mais plutôt de produire un effet, tant sur les autres que sur moi-même. Sur les autres, parce qu’il s’agit de construire une transformation collectivement ; sur moi-même, parce que la simple participation à un groupe en non-mixité choisie me transforme. La validité, voire l’efficacité du groupe, peut donc être éprouvée lors de chaque rencontre, tant collectivement qu’individuellement. Il en résulte des attentes très fortes qui pèsent sur les groupes non-mixtes car, dès que leur effet, leur transformation, n’est plus éprouvée, l’intérêt individuel risque de disparaître et le groupe de se dissoudre.
Quand le safe space prend le dessus, une aubaine pour les dominant.e.s
Jusqu’à maintenant, il apparaît que la non-mixité et le safe space sont deux coupures avec le monde extérieur qui est traversé par des discriminations de race, de sexe, de classe, … ; ce sont deux espaces restreints, séparés « du dehors ». Seulement, leur fonctionnement et leurs objectifs diffèrent : si la non-mixité vise à faire éclore des paroles politiques et des actions concrètes, le safe space vise à assurer, dans un certain espace, la neutralisation et la limitation – autant que faire se peut – des rapports de domination et de violence.
Aussi, comme je l’ai déjà dit, le safe space a besoin d’espaces de non-mixité choisie pour rester vraiment safe. Je voudrais analyser cette proposition plus précisément car cette façon d’articuler ces deux espaces indique les limites du safe space. S’il est dépendant d’espaces non-mixtes, alors le safe doit être utilisé avec parcimonie. En effet, le safe comme ensemble de règles pour la discussion joue un rôle ambigu car la discussion à toujours été instrumentalisée par les dominant.es. Elle est leur meilleure arme. La discussion rationnelle n’est-elle pas ce qui permet d’atteindre le juste et le vrai ? Elle est aussi le meilleur moyen d’invisibiliser les rapports de force réels. C’est pourquoi il faut éviter que le safe devienne une modalité d’organisation évidente et hégémonique car il perdrait alors son rapport nécessaire à la non-mixité choisie. Faire du safe une nouvelle norme de discussion revient à prendre un double risque : d’une part, celui de le réduire à être un espace où toute personne, avec quelques précautions, peut s’exprimer librement et, d’autre part, celui de subordonner la non-mixité au safe space. Or la non-mixité choisie ne se subordonne pas. Elle dérange par principe.
Un certain décalage entre les années 1970 et nous
La non-mixité choisie ne peut en aucun cas être subordonnée à un espace ou à un principe, quel qu’il soit. Cela serait absolument contraire à ce qui a justifié, dans les années 1960 et 1970, la création de groupes non-mixtes. Les Civils Rights, Black Power ou encore les mouvements féministes visaient à transformer la société et ses rapports politiques, sans se soumettre à aucune norme préexistante puisqu’il s’agissait justement d’en créer de nouvelles. Une autre erreur serait toutefois de considérer que nous sommes toujours dans les années 1970 et que les pratiques de non-mixité n’auraient pas évolué. Or la non-mixité choisie a à répondre d’elle-même, en particulier de sa capacité à être ouverte aux évolutions sociales, militantes et politiques qui ont marqué ces 40 dernières années. Comment la non-mixité choisie prend-t-elle en compte aujourd’hui l’intersectionnalité ? Est-ce simplement en étant safe ? Cette préoccupation implique-t-elle autre chose ? Que signifie être safe dans ce cas-là ? Cela n’a rien d’évident. Il s’agit, à nouveau, de faire attention et, souvent, d’inviter. Ce qui est aussi une façon de partir d’un privilège, celui d’être capable d’accueillir, et d’en faire autre chose.