Ma rencontre avec Our bodies, Ourselves. Lors de mes recherches sur les sorcières et le mouvement pour la santé des femmes il y a plusieurs années, j’ai fait la rencontre d’Our Bodies, Ourselves. Depuis, je n’ai cessé de recroiser ce livre à différents moments de mon parcours féministe. Si son nom ne vous dit pas grand-chose, c’est qu’il s’agit au départ d’un manuel d'(auto)santé féministe nord-américain datant des années 1970. Véritable succès « alternatif » de l’époque, il doit sa notoriété à un mode de diffusion par bouche à oreille et à l’émulation suscitée par les récents programmes d’études féministes. Publié pour la première fois aux États-Unis en 1971, l’ouvrage est le fruit du travail du Boston Women Health’s Book Collective (ou collectif de Boston), décidé à mettre fin à l’ignorance des femmes sur leur propre corps.
Ce livre, c’est grâce à Lucile Quéré que je l’ai découvert. En l’écoutant, je comprends que l’ouvrage constitue une pierre angulaire du mouvement pour la santé des femmes*. J’ai donc eu envie de revenir à elle par qui m’est venue cette transmission pour comprendre ce que cet ouvrage a de si particulier. Voici quelques-unes des réflexions qu’elle m’a confié et qui s’appuient sur le travail de Kathy Davis dans The making of “Our Bodies, Ourselves”.
Lucile Quéré. Doctorante à l’université de Lausanne, Lucile cite un bain plus large dans lequel on retrouve une famille critique envers l’institution médicale ou des lectures comme Martin Winckler comme influences. Son propre engagement syndical et féministe ensuite, ainsi que des expériences de maltraitances gynécologiques l’amènent progressivement à s’intéresser au mouvement de santé des femmes. Dans le cadre de sa thèse, elle se penche sur le renouveau des pratiques et des savoirs féministes sur la santé. Elle rencontre divers collectifs en France, en Suisse romande et en Belgique francophone qui se réclament du mouvement self-help gynécologique des années 1970. Le terme self-help fait référence au mouvement féministe de réappropriation de la santé apparu dans les années 1960 dans la lignée de Our Bodies Ourselves, et qui a voyagé en Europe.
Dans l’épaisseur de l’expérience vécue
Situons brièvement le contexte de luttes féministes, en particulier pour la santé sexuelle et reproductive dans lequel s’inscrit l’ouvrage. « En 1969, en pleine période de bouleversements sociaux et politiques aux États-unis, une douzaine de femmes participant à une conférence sur la libération des femmes décident de mettre sur pied le Boston Women’s Health Book Collective. Elles se fixent alors pour objectif d’élaborer un manuel radical d’auto-santé pour répondre à leur désir criant de prendre le contrôle de leurs corps et de leur santé reproductive », écrit Davis.
Selon Quéré : « Le collectif se rassemble autour de thématiques liées au corps et à la sexualité des femmes, des sujets plus largement abordés par le mouvement féministe de l’époque. Une de leurs modalités d’action consiste alors à créer des listes de « bons » (et mauvais) gynécologues , – modalité qu’on retrouve aujourd’hui encore en France, au Québec ou en Belgique notamment, à travers divers sites et blogs -, mais qui semblait malgré tout insuffisante pour échapper à l’emprise des médecins. »
Dans leur article consacré aux traductions et adaptations de Our Bodies, Ourselves en français, Nesrine Bessaïh et Anna Bogic expliquent : « Issu du mouvement pour les droits civiques, des mobilisations anti-guerre et de la Nouvelle Gauche américaine, le mouvement [américain, ndlr] de libération des femmes a dénoncé au fil des années de nombreuses pratiques oppressives pour les femmes : violence conjugale, harcèlement sexuel, criminalisation de l’avortement, lois injustes encadrant le divorce, discrimination sur le marché du travail et dans le système scolaire. En même temps que les militantes de ce mouvement organisaient des manifestations, elles ont entrepris de construire un discours féministe radical dans lequel le corps est devenu un symbole de libération. »
(Bessaïh, N. & Bogic, A. (2016). « Nous les femmes » de 1970 à 2017 à travers les traductions et adaptations de Our Bodies, Ourselves en français)
Pour Lucile Quéré, « ces femmes [alors majoritairement blanches, issues de la classe moyenne éduquées et cis hétéros, ndlr] peuvent être définies comme des ‘profanes’ de la santé, au sens où elles n’ont pas une expertise reconnue professionnellement. Elles décident d’effectuer leurs propres recherches autour de questions concernant la sexualité des femmes, la santé reproductive et la contraception », ajoute-t-elle. Et en effet, le livre qui voit le jour en 1971 prend la forme d’un manuel centré sur des témoignages, des récits, autour d’expériences généralement peu abordées si ce n’est sous le prisme de la honte, souvent mal vécues par les femmes. Le livre prend le parti de les aborder de manière documentée, en les accompagnant d’informations médicales vulgarisées.
Expertes nous-mêmes
Alors, qu’est-ce qui fait que ce livre apparaît comme si révolutionnaire ? Pour Quéré, un des principaux objectifs du mouvement de santé des femmes consiste à dévoiler la production de l’ignorance des femmes sur leur santé : « La philosophe Nancy Tuana avance que cette ignorance est en réalité le fruit d’une production et reproduction active des savoirs médicaux et sociaux, et non d’une absence de savoir. Une succession de choix qui sont posés, de recherches non menées. » Pour contrer ces logiques de production d’ignorance, « les membres du collectif de Boston adoptent alors une démarche à la fois collective, espérant que la diversité du groupe lui assure une diversité de vécus ; et participative, en adoptant un fonctionnement en ateliers, qui permet de sortir de la représentation en faisant émerger des témoignages ». Pour Quéré, cette dimension participative apparaît comme centrale, puisqu’elle vise à former des sujets féministes. « C’est une réelle transformation émotionnelle du rapport à son propre corps qui s’opère à travers ces groupes, en faisant l’expérience d’un espace de bienveillance et de soin entre femmes. »
Elle poursuit en expliquant que le point de vue des concernées fait apparaître des thématiques nouvelles comme la notion de plaisir, qui remet en cause le prisme reproductif par lequel ces questions étaient généralement traitées. « De cette façon, elles questionnent la manière jamais neutre dont est produit le savoir anatomique sur le corps des femmes, et décident par exemple de produire elles-mêmes de nouvelles planches anatomiques. »
Ainsi, aux traditionnels sexes en coupe se substituent des photographies et illustrations de vrais corps dans leur diversité, des femmes représentées entièrement, en train de s’examiner, ou les lèvres d’un sexe féminin écarté par des doigts. « Le clitoris retrouve quant à lui sa forme complète [et non plus réduite à un simple « bouton », ndlr] et s’accompagne de nouveaux savoirs, sans cesses enterrés et redécouverts », selon un processus de production de l’ignorance décrit par Tuana (voir aussi à ce sujet l’ouvrage de Delphine Gardey Politique du clitoris).
« Ces « nouveaux » savoirs se construisent selon une démarche qu’on qualifie de consciousness raising. » Pour Quéré, cette méthode permet tout d’abord, par la mise en commun des vécus, de prendre conscience que ces expériences vécues comme individuelles relèvent en réalité de structures collectives, dont beaucoup font l’expérience. Cette méthode permet ensuite de produire des savoirs fondés depuis l’expérience (ou experiential knowledge) ce qui, précise Quéré, renverse le rapport genré de « production légitime des savoirs ». Autrement dit, la figure du médecin (souvent entendu comme homme blanc) laisse ici place aux femmes en tant que productrices de connaissances incarnées. C’est donc une véritable hybridation qui est opérée par ces femmes, tissant ensemble des savoirs experts et profanes, au sujet des questions qui les concernent.
Un retentissement mondial
Le résultat de leur travail est d’abord diffusé sous forme de fanzines avant d’être édité comme manuel qui se vend à plus de 200 000 exemplaires en quelques mois. Pour Sandra Morgen dans son livre Into Our Own Hands: The Women’s Health Movement in the United States, il serait difficile d’exagérer l’influence d’OBOS puisqu’il n’existait pour ainsi dire pas de livres populaires à ce sujet : il aurait créé son propre genre.
Régulièrement actualisé, il connaîtrait 9 éditions nord-américaines à ce jour. Si « le contenu et la forme du texte ont évolué, parallèlement aux cohortes et aux idées féministes. […] Depuis 1971, OBOS s’est vendu à plus de 4,5 millions d’exemplaires et a investi la culture populaire par la télévision, le cinéma et la littérature », écrivent Bessaïh et Bogic.
Dans les années 1980 jusque dans les années 1990, un enjeu selon Quéré consiste à travailler à plus d’inclusivité et donc de diversité des vécus : « Il y a alors une grande volonté d’être inclusives en termes de genre et de race, même si ça ne fonctionne pas toujours. ». Il a également été proposé aux lesbiennes d’écrire un chapitre sur leurs vécus, « une démarche qui inclut en même temps qu’elle marginalise ». Cette difficulté serait liée selon elle « à une certaine politique émotionnelle dans ces espaces, qui consiste à valoriser des sentiments positifs entre femmes comme le soin, la solidarité ou l’amitié, qui rendent parfois difficile la mise au jour des inégalités et rapports de pouvoir ». Si la formule « politique émotionnelle » peut sembler quelque peu ambigüe, puisqu’elle n’est pas sans rappeler un registre sentimental auquel sont souvent associées les femmes, l’idée permet de penser ce qui est invisibilisé au sein de ces espaces.
Du Women’s Lib à aujourd’hui… S’inscrire en héritières
Quand j’interroge Lucile Quéré sur d’éventuelles héritières de cette démarche, elle identifie différents collectifs plutôt identifiés self-help, ou en lien avec la santé des femmes, qui se réunissent de manière régulière sur un plus ou moins long terme, ainsi que des ateliers de transmission de pratiques plus ponctuels. Elle cite à titre d’exemples « Femmes et Santé » à Bruxelles, ou encore « Les Flux » à Paris. Ces groupes entretiennent selon elle des rapports variés à l’autorité médicale, certains tenant un discours très critique sur les savoirs médicaux, quand d’autres peuvent parfois reproduire la différence entre savoirs experts et profanes.
Entre les deux, on retrouve une approche pragmatique, qui permet notamment de repenser la consultation médicale et le rapport aux savoirs médicaux. Elle ajoute que certains discours, contrairement à la démarche originale qui était par principe collective, peuvent parfois être très individualisants.
Ce qui me frappe en fin de compte, c’est que ces nouveaux savoirs en gynécologie construits par les concernées elles-mêmes ont, selon Lucile Quéré, fini par influencer en retour les savoirs « experts », comme c’est le cas de nombreux savoirs sur le clitoris par exemple.
Ils ont également reconfiguré la manière dont les femmes elles-mêmes se présentent, en tant que patientes, en mettant en avant la figure de la patiente informée et responsable. Je pense notamment au groupe d’auto-santé féministe auquel j’ai moi-même pris part à Liège, en Belgique, directement héritier des pratiques promues par le livre. Sans que nous l’ayions toujours toutes tenu en main, il paraît clair que les groupes de discussion et ateliers pratiques que nous organisions s’inscrivaient, consciemment ou non, dans cette histoire féministe.
C’était un espace dans lequel il devenait possible d’échanger autour de nos expériences ou savoirs vécus, autour de notre santé et de nos corps. Un lieu où formuler les souffrances et les mal-êtres vécus dans nos corps, dans la rencontre avec l’institution médicale.
C’est à travers de tels moments de parole que nous avons parfois pris conscience – par le simple fait de les formuler tout haut – des abus que nous avions subis, des « accidents » répétés que vous avions vécus et que nous vivons encore. C’est aussi ce qui nous a permis, à de nombreuses reprises, de retrouver prise sur eux.
S’approprier OBOS
Ce que traduisent plus largement ces expériences personnelles est l’adaptabilité de la démarche d’OBOS. Comme l’étudient Bessaïh et Bogic, de nombreuses réappropriations ont vu le jour en prenant en compte les contextes culturels et sociaux de chaque pays. La publication a très rapidement voyagé au-delà de ses frontières, notamment par le biais de militantes qui l’ont fait connaître à l’étranger lors de rencontres féministes ou de congrès internationaux sur la santé des femmes. À ce jour, on compterait plus d’une trentaine de traductions/adaptations dans le monde. Les versions varient énormément d’un pays à l’autre, parfois dans une même langue, puisque certaines sont de strictes traductions, quand d’autres entreprennent un véritable travail d’adaptation au contexte culturel. Pour Bessaïh et Bogic, « les travaux de Kathy Davis au sujet d’OBOS et ses traductions mettent en évidence le rôle de la traduction dans la production des savoirs féministes dans différents contextes socioculturels ».
C’est ainsi qu’aujourd’hui en France, un collectif constitué de 12 femmes s’apprête à publier une nouvelle version de Notre Corps, Nous-Mêmes, c’est-à-dire une adaptation de celle publiée en France en 1977. Si le collectif de l’époque aurait d’abord tenté de produire une traduction fidèle, ses membres éprouvent la nécessité de trouver leur propre voix en travaillant à une adaptation du texte : « La traduction devait s’imprégner du contexte local afin de capter l’intérêt des lectrices françaises. »
Kathy Davis souligne que traduire OBOS questionne les traductrices sur leurs propres expériences personnelles, mais aussi leur pratiques locales. À sa parution en 1977, l’adaptation française d’OBOS, Notre Corps, Nous-Mêmes connaît un certain succès, notamment en Belgique et en Suisse francophones. Ce n’est donc pas la même chose d’adapter la version américaine ou française du livre.
Naïké Desquesnes et Mounia El Kotni, membres du collectif qui travaille à une nouvelle adaptation française prévue pour février 2020, m’ont expliqué que le projet est d’abord parti d’une envie individuelle. Marie Hermann, qui éditera l’ouvrage aux éditions Hors d’atteinte, avait depuis longtemps le projet de sortir une version actualisée du livre qu’elle a hérité de sa grand-mère. « Ensuite, s’ajoute sans doute une question de contexte, puisque la première réunion du collectif a eu lieu début 2017, dans un contexte de réhabilitation des sorcières, et post #metoo. »
Pour Mounia El Kotni, l’existence d’un manuel actualisé, à garder tout au long de sa vie avec des outils pratiques et faciles d’accès manquait. « Cela permet notamment d’adresser les questions qu’on n’ose pas poser à nos mères ou nos amies, plutôt que d’atterrir sur des forums angoissants sur internet. »
C’est donc un groupe majoritairement composé de chercheuses ou de personnes ayant une pratique d’écriture qui se constitue par bouche à oreille et pour lequel se pose rapidement la question de la pluralité des vécus qui n’allait pas forcément de soi, en raison d’une diversité sexuelle et raciale au sein du groupe plutôt limitée, et les convainc de chercher quelques participantes supplémentaires. Ces femmes vivent à Marseille, Paris ou Montpellier et sont « plutôt issues de cercles féministes ou connues pour l’être, mais ne se connaissaient pas forcément ». Comme dans le projet d’origine, elles sont rarement professionnelles de la santé et revendiquent un autre regard.
Pendant trois ans et demi, elles travaillent ensemble à une nouvelle version du manuel, s’inscrivant dans une forme de continuité avec la version française de 1977 dont elles reprennent le nom (Notre corps, nous-mêmes) et la méthodologie qui place les témoignages au cœur du propos. Le groupe apprend à se connaître, à travers les réunions de travail, composant avec des pratiques d’écritures ou militantes différentes. Ce travail de longue haleine et globalement non payé demande une forme de disponibilité, comme le souligne Mounia El Knoti, dont n’importe qui ne dispose pas. « On a pu défrayer nos trajets pour se réunir lors des ateliers via un crowdfunding et une petite subvention. Pour le reste, la maison d’édition prend en charge les frais de fabrication du livre. »
Quand je les questionne sur la manière dont elles ont intégré une perspective intersectionnelle, questionnement qui traverse les courants féministes français et belges actuels et vise à prendre en compte les différents rapports de domination qu’expérimentent les femmes (de race, sexe, de classe, mais aussi d’orientation sexuelle, le fait d’être valide ou non, … pouvant eux-même se cumuler), elles expliquent qu’elles ont tenté d’intégrer ce point de vue tout au long du livre. « Cela se traduit notamment par l’organisation d’ateliers en non-mixité, comme par exemple avec des personnes en situation de handicap, afin de recueillir les témoignages d’expériences de personnes qui ne sont pas représentées dans le groupe. De même avec les personnes trans. Les personnes qui ne sont pas présentes dans le groupe, on va les trouver à l’extérieur, via les associations de terrain notamment, qui interviennent aussi aux étapes de relecture. »
S’affranchir du passé.
« On est donc reparties du sommaire de la version française de 1977, afin de l’actualiser ou de le modifier, avec de grands thèmes qui ressemblent à 1/Devenir femme 2/Les sexualités 3/Produire et se reproduire, au sujet du travail et de la vie reproductive 4/Santé et médecine et 5/Violences et ripostes. Cette dernière partie amène une dimension politique plus forte qu’en 1977 et aborde les questions de violence, que ça soit au travail, en rue ou dans le couple. Ensuite, on a constitué des groupes de travail d’environ deux personnes par chapitre chargées d’organiser des ateliers de recueil de témoignages sur leur sujet, pendant environ un an. »
Plutôt que de « simplement » actualiser le contenu de 1977, on voit que le collectif fait le choix de repartir d’un processus collectif de production de savoirs, à partir des expériences personnelles et corporelles, en leur laissant suffisamment de temps pour mûrir. « Ces ateliers étaient ponctués de réunions mensuelles afin de retranscrire le travail qui était fait, puis de passer par différentes étapes de relecture, puisqu’il était important pour le collectif d’arriver à un consensus sur tout ce qui est écrit. La relecture incluait également des personnes ressources extérieures au groupe, qu’elles soient professionnelles de santé ou membres d’associations. »
Côté visuels, Naïké Desquesnes a réalisé un carnet anatomique illustré d’une dizaine de pages autour duquel s’est articulée une réflexion sur la manière de nommer. Un appel à photos anonymes a été réalisé, mettant en avant des sentiments d’énergie ou de force, ou permettant de montrer des personnes souvent invisibilisées.
Au niveau des évolutions, elles citent l’apparition de certains sujets, comme l’endométriose ou le SIDA, qui n’étaient pas abordés. L’usage du mot « femmes », qu’elles utilisent tout au long de l’ouvrage, les amène aussi à se questionner sur les transidentités, dimension qui n’était pas présente auparavant, et où l’emploi du mot, pourtant central, était alors peu conscient des réalités et vécus des personnes trans.
Une chose surprenante à mes yeux : Desquesnes et El Kotni m’ont expliqué avoir intégré dans l’ouvrage une partie self-help – beaucoup moins présente dans la version française d’époque. Selon elles, cela s’explique sans doute par la nature du collectif de 1977, alors composé de femmes plutôt intellectuelles, qui écrivaient sur le corps et la santé, sans nécessairement avoir de pratique self-help. Le groupe actuel a en revanche intégré cette approche dans une partie du manuel, bien qu’il n’y ait pas eu de réflexion sur cette question à l’échelle du groupe, chacune des membres entretenant des rapports différents vis-à-vis de ces pratiques, pouvant parfois comprendre une forme de réticence.
Il m’a semblé intéressant de remarquer que ces versions françaises différaient sur ce point du collectif de Boston. Si ce dernier organisait des groupes de paroles mais aussi des ateliers d’auto-examens gynécologiques afin de se réapproprier une pratique d’ordinaire réservée aux médecins, le collectif qui s’est constitué dernièrement en France semble diverger dans sa démarche. S’il a à coeur de se réapproprier des formes de connaissances confisquées aux femmes, il ne s’inscrit pas pour autant dans des pratiques self-help préexistantes au projet.
Ainsi, comme l’écrit la chercheuse Ester Shapiro, une dimension importante dans les pratiques de traduction (ou plus précisément ici, d’adaptation) réside dans son ancrage dans les pratiques militantes locales. L’adaptation française, belge, sénégalaise ou québécoise, bien que francophone, ne sera pas la même, selon qu’elle s’inscrit dans des pratiques de santé militantes déjà installées ou non, dans une tradition du féminisme plus ou moins incarnée ou non. Il y a encore de nombreuses questions que je me pose sur ce projet et je suis curieuse de découvrir quelle forme prendra cette actualisation française, reflet d’un certain état du féminisme en France à l’aube des années 2020.
Mais en dépit de toutes ces variantes culturelles, un point important est que le cœur de la démarche demeure. Ainsi, « comme l’a montré Kathy Davis, ce qui voyage ou ce qui est transférable à travers OBOS ne tient pas tant au contenu informationnel du texte source ni à une supposée identité partagée de femmes, mais à une méthode de partage des savoirs qui rend possible l’avènement d’une solidarité féministe transnationale entre des femmes aux statuts sociaux variés et inégaux » (Bessaïh, N. & Bogic, A. (2016). « Nous les femmes »).
[*L’emploi du mot « femmes » au long de cet article se réfère à la terminologie employée dans les ouvrages dont il est question, et ne prend pas toujours en compte les réalités des personnes trans et non binaires, selon les époques où il est employé]
Merci à Lucile Quéré d’avoir partagé quelques recommandations :
- Le podcast Le gynécologogue et la sorcière d’Un podcast à soi
- Politique du clitoris de Delphine Gardey
- A new view of the women’s body collective (federation of feminist women health center) qui contiennent de nombreuses illustrations
Quant aux illustrations, elles ont été réalisées par Justine Sarlat
Ressources sur lesquelles s’appuie ce texte :
- Bessaïh, N. & Bogic, A. (2016). « Nous les femmes » de 1970 à 2017 à travers les traductions et adaptations de Our Bodies, Ourselves en français.TTR ,29 (2), 43–71. https://doi.org/10.7202/1051013ar
- Davis, Kathy (2007). The Making of Our Bodies, Ourselves. How Feminism Travels across Borders. Durham/London, Duke University Press.
- Morgen, Sandra (2002). Into Our Own Hands: The Women’s Health Movement in the United States, 1969–1990. New Brunswick [NJ], Rutgers University Press.
- Sanford, Wendy Coppedge (1979). « Working Together, Growing Together: A Brief History of the Boston Women’s Health Book Collective ». Heresies, 2, 3, p. 83-92.
- Shapiro, Ester (2013). « Translating Latin American/US Latina Frameworks and Methods in Gender and Health Equity: Linking Women’s Health Education and Participatory Social Change ». International Quarterly of Community Health Education, 34, 1, p. 19-36.
Ainsi que le précieux site d’Our Bodies, Ourselves qui compile de nombreuses informations sur les différentes versions du manuel.
Quant à l’’ouvrage Notre Corps, Nous-Mêmes, il paraîtra en février 2020 aux éditions Hors d’atteinte.
À noter aussi que le collectif Gynepunk qui se définit comme projet de recherche indépendant sur l’histoire de la gynécologie est sur le point de sortir son documentaire Autodefense gynecology.
Voir aussi Les mots qu’il nous manquait. Retour sur une page méconnue du féminisme japonais.