Il y avait, dès le commencement du projet Bâtarde, le désir de laisser parler d’autres voix que les nôtres, de « faire de la place » dans nos pratiques d’écriture et d’arriver à rendre visible des expériences imperceptibles. Quel vaste programme ! qui se branche sur un mode féministe et demande à être exécuté – autant que faire se peut – minutieusement, sans fausse modestie, sans phrases toutes faites, creuses et envahissantes. Cette tâche, puisqu’il s’agit bien de transformer des pratiques scolaires, des habitudes de travail ou des réflexes appris à la va-vite, n’a rien d’évident et n’est pas garantie. La Bâtarde a tenté d’établir des connexions qui passent et repassent du monde patriarcal aux féminismes.
Donner la voix veut dire ici donner des mots à des corps et à des « expériences de corps » qui sont tues. Des sujets à l’apparence mineure sont abordés par Hélène Molinari : les odeurs du vagin et la stérilisation volontaire. Le texte sur les odeurs cherche à dépasser la honte qui les contient sous sa chape de plomb, tandis que le texte sur la stérilisation volontaire rappelle comme il est difficile de trouver des réponses vraies et claires quand nos questions sortent des sentiers battus. Pour montrer qu’il y a des droits pourtant acquis qu’on ignore, des situations que l’on ne connaît pas, auxquelles on ne pense pas, mais que l’on s’empresse de juger, il faut de l’enquête. On oublie trop facilement la diversité des corps et de ce qui motive certains choix. Une des particularités de l’enquête que mène Hélène Molinari est de pratiquer une forme d’observation participante à partir d’internet : fondée sur une recherche d’articles de fond, c’est aussi sur la recherche de paroles et de commentaires – qui ne sont donc pas des témoignages – que l’enquête se construit. Hélène nous donne à lire des paroles en acte, des paroles situées, prises dans un contexte propre, des paroles qui engagent celle qui écrit à la prise en charge, pour elle‑même, des questions posées.
Les textes de Marta Luceño Moreno s’inscrivent dans la lutte récente contre les violences obstétricales. Ici, ces violences sont racontées avec une simplicité et une intimité étonnantes. Lire les textes proposés par Marta, c’est comme passer quelques heures à discuter avec des amies. Dans la complicité de la discussion en confiance, elles témoignent de choses secrètes (la première fois que j’ose le dire), lourdes (oui, il reste des traces), honteuses (pourquoi n’était-ce pas un détail ?). On comprend à quel point les « petites » violences autorisent les « grandes ». Il s’agit d’un seul maillage qui enserre les femmes dans une position d’infériorité et qui fait de l’expérience de l’accouchement, de son avant – pendant et après – une expérience au cours de laquelle la femme doit se plier à des normes, des protocoles et des jugements étouffants. Dire ces différents degrés de violences (de la remarque que l’on pense insignifiante au geste carrément brutal) ne va pas sans reproduire une part de cette violence. L’écoute-lecture de ces textes fait éprouver des expériences fortes. C’est chargé d’explosif. Attention.
Les textes de Mélanie Cao reviennent sur l’ouvrage Our Bodies Ourselves (OBOS), un livre mythique des mouvements féministes pour la santé des femmes. « Des » mouvements ? Oui, car le livre est traduit et réédité dans plus de 25 langues ; la réception de cet ouvrage est mondiale. C’est à deux contextes différents que Mélanie Cao s’intéresse. D’une part, elle retrace l’histoire du livre et ce, jusqu’au projet d’une nouvelle édition française, prévue pour février 2020 ! Mélanie rend compte du processus qui est au cœur d’OBOS lui-même et du fait que nos expériences sur nos corps débouchent sur des savoirs. D’autre part, elle s’est intéressée à la version japonaise du livre. C’est alors une histoire de mots qu’il faut inventer pour décrire le corps, les sensations et les violences qui est racontée. Qu’Our Bodies, Ourselves nous soit familier, qu’il provoque une sorte de fascination pour un travail monumental réalisé en vue de l’émancipation des femmes ou qu’il nous soit inconnu, les textes de Mélanie se lisent avec plaisir et intérêt car traduire et réadapter Our Bodies Ouselves c’est réaliser un important travail de transmission pour que les paroles sur les corps des femmes circulent des sujets tabous aux sujets communs, des sujets ignorés aux sujets sur-exposés. Parler de ce dont on ne parle pas, très souvent, demande que l’on puisse également parler de ce qui est simplement là. Avec ce nouveau dossier, la Bâtarde apporte sa petite pierre à cette révolution de la pensée occidentale, révolution apportée par le féminisme et qui ne cesse de revenir au plus près de nos corps.
Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles