Woman at war raconte le combat d’une femme de la cinquantaine contre une usine d’aluminium. Elle agit seule, se servant d’un arc et de flèches. Le jour où elle décide de faire sauter un pylône électrique, elle cache son visage avec un masque en papier de Gandhi. Laissez-moi vous décrypter cette fable moderne du sabotage économique.
Superwoman en pull jacquard
Woman at war s’ouvre sur une scène de sabotage économique parfaitement maîtrisé et réussi. À l’aide d’un arc et d’une flèche, une femme d’une cinquantaine d’années – le visage découvert, vêtue d’un gilet de laine tricotée et chaussée de bottines de marche – court- circuite les lignes électriques qui alimentent l’usine d’aluminium du coin, celle-là même que
l’Etat islandais considère, au détriment de toute considération écologique, comme l’une des pierres angulaires de la croissance économique du pays. Au bout du cinquième court-circuit, la police est complètement dépassée : les services secrets sont mis sur le coup.
Le quotidien de Halla, désormais considérée comme une dangereuse terroriste, est pourtant normal, rythmé par des cours de chant et des rendez-vous à la piscine avec sa sœur jumelle, Àsa. C’est pendant son temps libre qu’Halla se transforme en superhéroïne : elle brave les dangers et risque sa liberté au nom d’un idéal écologique. Car, semble nous dire Halla, si personne ne se révolte contre une usine polluante, si les hommes politiques veulent, au lieu de la fermer, l’agrandir, alors il faut agir, il faut passer à la désobéissance civile – tradition militante dans laquelle elle semble se reconnaître, comme en témoignent le portrait de Nelson Mandela accroché dans son salon, et le masque de Gandhi qui l’accompagne « en opération ». Woman at war est donc l’histoire d’une femme ordinaire qui
mène une action politique extraordinaire. Cette femme ordinaire élève ses actes à la hauteur de sa pensée.
Au fond, la structure de l’histoire est celle, classique, d’une quête : une héroïne forte, courageuse et rusée mène une action orientée vers un but, parsemée de rebondissements. Dans ce schéma narratif, un bel événement vient troubler Halla – un évènement aussi inespéré qu’inattendu, puisqu’elle avait perdu de vue la possibilité même qu’il advienne – : une demande d’adoption, introduite des années auparavant, a été acceptée. Elle pourra devenir la maman de la petite Nika.
Loin d’empêcher l’activisme d’Halla, cette maternité à venir vient plutôt dédoubler sa quête. Dès lors, Halla est-elle une superhéroïne parce qu’elle adopte une enfant ou parce qu’elle sabote un géant de l’aluminium ? Faisons l’hypothèse qu’elle est forte parce qu’elle fait les deux. Halla mêle le privé et le politique, inextricablement : sa pratique du tai chi l’aide à décompresser alors qu’elle est poursuivie par un commando de forces spéciales, la classe où elle enseigne lui donne l’occasion d’échanges avec un informateur proche du gouvernement, la personne qui l’aidera à échapper à la surveillance policière se révèlera être son cousin. Comment parvient-elle à tenir ensemble ce qui ne cesse d’être séparé ? Sa puissance héroïque tient au dépassement d’une division classique du temps, au dédoublement de soi et au déplacement des contours habituels de la communauté politique.
Once weapon a time
Woman at war ne se soucie ni de relater une lutte existante, ni de dresser un état des lieux (désastreux) du monde. Au contraire, le film joue sur les codes du merveilleux : une sœur jumelle, l’aide inattendue d’un mystérieux cousin et aussi d’animaux. De manière ambigüe – mais non reviendront sur les effets de cette conjonction – le film s’appuie à la fois sur des éléments fantaisiste ou invraisemblables et sur des données ou des modalités d’action qui font directement écho au temps présent.
Du côté de l’invraisemblable, on s’étonnera de voir Halla agir seule. Le film s’efforce de ne donner aucune indication sur la socialisation politique de l’héroïne. On ne sait ni si ses parents étaient eux-mêmes intéressés par l’écologie, ni si ses idéaux s’articulent à des lectures précises, encore moins si elle est intégrée à de quelconques réseaux militants. Mis à part les portraits de Mandela et de Gandhi, on ne sait donc pas d’où lui viennent son projet et sa détermination. Elle semble tirer toute sa force d’elle-même.
Si Halla apparaît isolée, ses actions, ou du moins celles que montre le film, ne rejouent pas celles de l’individualisme contemporain : on ne sait rien de ce qu’elle lit, écoute et mange, ni comment elle trie ses déchets. Le film ne s’intéresse pas « aux petits gestes du quotidien », moralisateurs et classistes à souhait, mais à la responsabilité politique qu’un individu peut endosser – de manière plus ou moins réaliste – face à l’urgence écologique.
Du côté du vraisemblable, un étrange rapprochement avec l’actualité est possible, non seulement parce que le film évoque un sujet largement frayé dans l’espace public, mais aussi parce qu’il met en scène une modalité d’action précise : celle qui fait barrage. En effet, Halla bloque, freine, ralentit. Elle empêche le passage de l’énergie électrique, nécessaire à
la production économique – faisant sien, à sa manière, l’un des mots d’ordre du comité invisible (« Le pouvoir est logistique – bloquons tout ! ») ou appliquant, en quelque sorte, la stratégie de blocage plus récemment mise à l’œuvre par le mouvement des gilets jaunes. Effectivement, Halla parvient à toucher le cœur de la machine, elle matérialise les nœuds
des problèmes écologiques. Sous son action, ceux-ci deviennent palpables et concrets. Ce qui est désigné habituellement comme « trop loin », « décidé ailleurs » se révèle d’un coup tout près de nous. Halla frappe là où ça fait mal, là où elle peut être entendue, là où il est question d’argent. Et ça marche…
La communauté réenchantée
J’ai insisté précédemment sur le fait que Woman at war mélange des éléments merveilleux et très actuels. Si l’on peut facilement dégager un message du film à partir de ses caractéristiques les plus réalistes (« c’est un film qui parle de, avec une femme qui »), je voudrais montrer comment une série d’éléments merveilleux permettent d’enrichir une lecture politique du film. Le merveilleux ne sert pas (ou pas seulement) à adoucir ou à détendre le propos : il rend possible l’action politique (solitaire) de Halla.
Premièrement, Halla brouille les frontières habituelles du temps. Deuxièmement, elle est aidée par deux de ses doubles (elle est, pour ainsi dire, doublée deux fois). Enfin, troisièmement, s’agrège autour d’elle une communauté politique très particulière : une sorte de famille recomposée et des animaux vivants et morts. À chaque fois, le film opère un brouillage entre le privé et le politique.
Premièrement, une femme rêve d’avoir un enfant. Ce rêve ne se réalise pas. Elle passe alors dans un combat pour le futur, pour la terre des enfants du futur, des enfants qui viendront et qui ne seront pas « les siens ». Puis, fait inattendu, cet enfant apparaît, incarnant le futur dans le présent. Quand Halla apprend qu’elle pourra adopter, elle ne renonce pourtant pas au sabotage économique. Au contraire, elle articule ses aspirations privées et politiques les unes aux autres. L’adoption de la petite Nika induit encore une autre modification du temps. Elle représente ici du temps en sursis. Cet enfant qui arrive alors qu’elle n’y croyait plus, qui arrive parce qu’en Ukraine elle n’est pas trop âgée pour adopter, représente un temps supplémentaire. Pour une femme de la cinquantaine, cet enfant est du
temps en plus, du temps qu’on pensait ne plus avoir.
Deuxièmement, Halla bénéficie de l’aide de doubles. Sa sœur jumelle finira par lui venir en aide. Si l’une a des aspirations privées, l’autre en a de politiques. Mais lorsque le film lie leurs destins, ces deux orientations deviennent indissociables. Le second double de Halla est un personnage mineur mais tout aussi nécessaire au bon déroulement de son entreprise
de sabotage. Un touriste lui permet à plusieurs reprises d’échapper aux filets de la police parce qu’il se fait prendre à sa place. En plus d’être nécessaire à la drôlerie du film, le touriste suggère lui aussi l’usage nécessaire de doubles. Ainsi, Halla qui masque son visage et agit seule, est aidée par des doubles qui n’ont a priori pas les mêmes aspirations qu’elle. Halla est un personnage politique anonyme doublé, sans le vouloir, deux fois.
Troisièmement, le film reconsidère ce qui fait une communauté politique. Dans le film, un groupe de musiciens qui rythme les scènes d’action évoque une communauté. Ces musiciens sont présents à l’image mais l’héroïne ne les voit pas. On a pu les comparer à un chœur grec. La comparaison ne convient pas, au moins, pour trois raisons. Le chœur grec discute avec les personnages de la tragédie, il participe au développement de celle-ci, au déroulé de l’intrigue. Le chœur est très souvent composé de femmes, de vieillards ou d’esclaves. S’il est le point de vue de la cité, c’est à partir de la position des vulnérables. Par contraste, les musiciens, des hommes blancs adultes et qui ne parlent pas, ne peuvent être comparés à ce chœur grec. Il s’agit plutôt de fantômes ou d’une présence fantomatique. Les fantômes évoquent un manque. Ici, c’est la communauté politique qui, tout d’abord, manque. Mais le film en réinvente de toutes différentes, d’inattendues. Qui se rassemble autour d’Halla ? Son prétendu cousin, sa sœur jumelle et, dans l’avenir, la petite Nika. Et aussi, cet ami Baldwin qui s’inquiète pour elle comme un frère. Halla ne fait pas appel à ses amis ; elle rencontre ce présumé cousin parce que sa ferme est la plus proche des lignes à haute tension. Plus tard, sa sœur décide, en dernière instance, de lui venir en aide. Ce sont des aides qui s’agrègent progressivement autour d’elle. Parce qu’elle ne présuppose pas de liens politiques, elle parvient à toucher une sorte de famille recomposée. Mais la reconfiguration de la communauté va encore plus loin dans le film. Comme je l’ai déjà dit, Halla est aidée inopinément par un touriste, par des animaux et même par une carcasse de mouton. Par-là, le film ouvre ce qu’on entend par collectif et suggère une communauté flottante, une aide fortuite. Plus qu’un effacement de la communauté politique, nous assistons à sa réinvention sous des formes mineures, des formes intermédiaires que le film nous suggère de retrouver.
À bien des égards, Woman at war peut être considéré comme une fable, qui distillerait une morale, une petite leçon de morale et toucherait ainsi quelque chose de vrai. Cette « leçon », n’est pas prescriptive – elle n’affirme pas ce que devrait être une action politique, ce qui définit la responsabilité individuelle ou ce qui caractérise la capacité d’une personne – mais elle figure une action, celle d’Halla, qui pourrait être réaliste, et pourrait être dupliquée. En jouant sur les trois éléments du récit que sont le temps, les doubles et la collectivité, Woman at war ébranle nos évidences concernant l’action politique aujourd’hui possible. La solitude de Halla n’est pas celle d’une héroïne infaillible et solitaire, mais les relations qu’elle tisse, souvent fortuitement, ne redessinent pas non plus les contours d’une communauté politique, telle qu’ancrée dans les imaginaires de gauche.
Remerciements à Thomas Beyer de Réjouisciences, Alicia Del Puppo et Catherine Lemaire des Grignoux pour l’organisation d’un débat après une des projections du film, Marianne Slot, productrice de Woman at war qui a eu la gentillesse de répondre à quelques questions, et à Jeremy Hamers pour ses suggestions.