« Marta est safe » disait Mehdi* dans son mail envoyé à un de ses collègues afin de lui faire répondre (enfin) à ma requête d’entretien pour ma recherche. C’est cette petite phrase qui, l’air de rien, m’a poussée à questionner le safe space dans le milieu scientifique. Et le chantier n’est pas des moindres ! Quel est l’espace sécurisé dans une recherche sur l’homosexualité en Tunisie ? Et pour quoi faire ? Quels en sont les risques et les bénéfices ? Quelle influence sur les résultats ? Penser le safe space en milieu scientifique pose des questions à toutes les étapes de la réflexion intellectuelle liées à la réalisation de la recherche. De la conception des entretiens semi-directifs à la concrétisation de ces entretiens, en passant par l’analyse, la production et la diffusion des résultats, un.e chercheur.se safe est amené.e à se questionner et à se positionner pour ne pas trahir cet espace sécurisé créé pour la recherche.
En recherche, c’est bien connu, lorsqu’on débute un terrain sociologique, les premiers contacts sont les plus difficiles à obtenir, surtout s’il s’agit d’un milieu fermé comme celui de l’homosexualité en Tunisie. Pour cause, l’homosexualité est punissable d’un à trois ans de prison, il y a donc bien de quoi s’inquiéter dans ce contexte. Mais dès qu’on réussit à obtenir un premier entretien, les autres viennent plus facilement grâce à ce qu’on appelle, en sociologie, l’effet « boule de neige » . Il s’agit tout simplement d’utiliser le premier contact comme « entrée » dans le milieu, dans mon cas Mehdi m’a ouvert la porte de la communauté LGBT tunisienne. La réussite de ce premier entretien est essentielle pour pouvoir déclencher cet effet. Réussir, dans cet esprit, veut dire être capable de créer un lien sécurisant entre la personne et le.a chercheur.se afin de pouvoir parler librement dans un espace bienveillant. Cela commence dès la prise de contact où les possibilités d’anonymisation, de respect de la vie privé et de la recherche d’un cadre rassurant pour l’interviewé sont mises en avant. Cela aboutit à la prise de rendez-vous et ensuite à la réalisation de l’entretien en tête à tête. Lors de l’entretien des autres mesures sont aussi de mise, notamment le fait d’inclure une multiplicité de possibilités pour recueillir les données de l’enquête sociologique basique, c’est-à-dire, les question sur le nom/prénom, le genre, l’âge ou l’orientation sexuelle !! Cela peut sembler un peu bête mais ce recueil de données personnelles, utilisées pour l’échantillonnage, peuvent être très intrusives et dérangeantes pour des personnes fluides, queer ou préférant ne pas exprimer son orientation sexuelle publiquement.
Safe-attitude et positionnement de la chercheure
Le premier entretien avec Mehdi semble réussi dans ces (mes) termes puisqu’il m’a ouvert la voie vers d’autres entretiens. Cette interview m’apporte non seulement un grand nombre d’informations sur la question étudiée mais elle débouche également sur la fameuse phrase « elle est safe » transmise, devant moi, à plusieurs personnes pour me faciliter l’approche. Que ce soit en soirée, par mail ou par contact Facebook, les membres du collectif ont tendance à mettre en évidence la safe-attitude du ou de la chercheur.e, ce qui arrive aussi souvent avec des journalistes. Dans ce cas-ci, je crois qu’on pourrait définir le ou la safe-chercheur.e comme quelqu’un.e de respectueux.se, quelqu’un.e de rassurant.e et de connaisseur.se des difficultés du monde LGBT extra-européen.
La réputation de ce.tte chercheur.e occupe continuellement une place prépondérante dans le travail avec des collectifs minorés, criminalisés et dans un milieu racisé. C’est là que la première question méthodologique se pose pour la chercheure que je suis, mon positionnement face à ce milieu, face à ma recherche et face aux résultats que j’obtiendrai. Je suis une femme blanche travaillant sur des « sujets » racisés avec une diversité d’orientations sexuelles alors que je me définis comme bisexuelle. Ces données sont extrêmement importantes à l’heure de se positionner et de poser des questions : se présenter comme LGBT ou pas ? Comment aborder l’homonationalisme, compris ici comme des sanctions des pays occidentaux envers d’autres pays au nom des droits des homosexuels, ou le pinkwashing occidental en étant moi-même occidentale et LGBT ?
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Je décide justement de me présenter comme bi pour instaurer cet espace sécurisé dans lequel je me donne à connaître en tant que personne, et pas seulement en tant que chercheure. Je romps ainsi avec la sacro-sainte autorité académique et avec le rapport de domination entre celui qui questionne – le ou la chercheur.e – et celui qui répond – l’enquêté.e –. Les sociologues puristes, et même ceux qui travaillent avec les collectifs LGBT, diront que je ne fais pas des entretiens semi-directifs mais des conversations. Eh bien tant pis ! Je fais de la recherche comme alliée, comme le dit Nicolas Legrand dans son article : « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’écoute pour l’allié, n’est pas un acte passif. L’allié doit aider à créer le terrain où les gens auront envie de s’exprimer, n’auront pas peur d’être rejetés, d’être moqués. C’est ce que l’on essaye de faire, par exemple, avec les safe space. C’est quelque chose que l’on peut faire tout le temps, partout, avec ses ami.e.s, sa famille, ses collègues. Être accessible, être inclusif. Il devient de plus en plus primordial pour moi d’arriver à faire ça et de prendre du recul avec certains lieux communs que l’on peut avoir sur les gens en fonction de leur genre, classe sociale, origine culturelle, etc. » On peut élargir sa réflexion à l’espace scientifique dans des milieux comme le mien.
Des sujets, non pas des objets !
Ce positionnement est difficilement défendable dans le milieu scientifique, notamment en socio. Toutefois il me semble que créer de la science sur la base d’un rapport de pouvoir dans lequel nous, chercheur.es, nous présentons comme l’autorité, et où les autres sont des « objets d’étude », n’est pas l’origine de la neutralité, mais est plutôt issu d’un classisme caduque et ce encore plus dans la région MENA (Middle East and North Africa). « Moi blanche occidentale qui se présente encore une fois comme la faiseuse de science et viens analyser les petits racisés, incapables de pensée rationnelle », bienvenus les bon vieux temps colonialistes… Non merci ! Je peux m’en passer ! Je préfère m’aider avec des lectures de recherches féministes, habituées à travailler la réflexivité en milieu scientifique comme ceux de Kath Browne et Leela Bakshi : « In displacing and re-placing academic conventions and challenging the god-trick of academic authorship through the rich tradition of feminist discussions of positionalities, it is important to acknowledge who we ‘are’ as authors, researchers and activists and why we took part in this project » et en contestant l’auteur.e académique par la richesse de la tradition des discussions féministes sur les positionnalités, (…) de reconnaître qui nous “sommes” en tant qu’auteures, chercheures et activistes et pourquoi nous avons pris part à ce projet.
Le but est de garder actif ce safe space tout au long de la recherche, et pas seulement pendant l’enquête. Je mène deux expériences en parallèle pour essayer d’élargir le safe space tout au long de ma recherche : d’abord en demandant leurs avis aux acteur.ices sur mes propos scientifiques – il faut clarifier que je ne travaille pas sur les homosexuels, je travaille sur les stratégies de médiatisation de la cause homosexuelle et sur la médiatisation de l’homosexualité – afin qu’ils aient des retours sur ce qui se produit à partir de leur parole. Dès le début de ma recherche j’ai constaté une certaine envie de connaître le sort de leurs propos car certain.es chercheur.es étaient disqualifiés à cause de ce manque de retours : « Je ne sais pas ce que ce chercheur raconte à propos de nous, cela nous inquiète car on ne l’a vu qu’une fois puis on a entendu certaines choses qui ont été dites qui ne nous rassurent pas », affirmait un membre de la communauté LGBT en faisant allusion à un autre chercheur travaillant sur la communauté homosexuelle. L’autre proposition est de créer ensemble : que cela soit au niveau de la cause en Tunisie ou bien en proposant des articles scientifiques dans des revues qui laissent justement la parole aux activistes autant qu’aux chercheur.es.
Les critiques à ces propositions de recherche safe ne manqueront pas, surtout que le milieu universitaire est lui-même très critique envers les safe spaces. Les universités anglophones ayant interdit les safe spaces font tache dans l’évolution de ces espaces dans le milieu scientifique. Les dirigeant.es de ces universités accusent les safe spaces « d’infantiliser les esprits et d’affaiblir la liberté d’expression ». Toutefois, le contexte dans lequel ma recherche transite rend possible, à mon avis, le questionnement de l’opposition objet/sujet de recherche quand il s’agit de travailler dans un milieu LGBT postcolonial et hautement sensible car criminalisé. Il faut non seulement respecter l’identité des personnes interrogées mais aussi leur vision sur leurs propres causes, sans tomber dans l’excès, que ce soit en termes de nécessité d’approbation à tout prix ou de capacité de censure. Des articles peuvent être rédigés avec les conclusions du ou de la chercheur.e et mettre en contraste les avis des acteur.ices sans dévaloriser ni l’un, ni l’autre. Serait-il dédaignable l’ouverture d’une conversation entre les deux mondes ? À voir et à tester.
*Nom d’emprunt