Conciliation dans le care, une affaire de femmes, encore et toujours ?
Alors qu’on parle souvent de work balance ou de conciliation vie privée et vie pro, le nerf de la guerre se trouve ailleurs que dans l’emploi ! Vous l’aurez compris, le partage des tâches du care demeure LE point de discorde que cela soit dans la famille ou dans le couple. Il s’agit notamment de la gestion du quotidien – tâches ménagères, charge mentale – et des soins de l’entourage – notamment des enfants, parents ou grands-parents. Bien qu’on nous bassine depuis des années avec l’apparition de ces nouveaux hommes, ou encore ces nouveaux pères engagés, égalitaires, présents… où en sommes-nous aujourd’hui, tout en sachant que ces concepts sont apparus il y a au moins trois décennies ? Est-ce si répandu qu’on le prétend ?
Laissons les chiffres répondre par eux-mêmes : « Lorsque l’on fait une comparaison à l’échelle européenne, la Belgique se situe dans la moyenne. 81 % des femmes belges effectuent quotidiennement des tâches domestiques, contre 33 % des hommes belges. Dans le domaine des tâches ménagères, les différences entre les États membres sont en grande partie déterminées par le comportement des hommes. Partout, les femmes s’occupent du ménage. Ce qui n’est pas le cas des hommes. En Finlande, Lettonie, Suède et au Danemark plus de la moitié des hommes effectuent des tâches domestiques au quotidien. La Croatie, la Bulgarie et la Hongrie clôturent le classement : moins de 15 % des hommes y prennent en charge le ménage. » Tant en Belgique qu’ailleurs, le bilan est catastrophique. Qu’elles soient mariées ou pas, avec enfants ou pas, les femmes sont confrontées à ces inégalités. Lise, femme sans enfant, revient sur ce constat : « Le partage des tâches est de fait inégalitaire. Parce qu’il y a toujours quelqu’un.e qui aura plus travaillé, qui sera plus fatiguée, etc. Et on le sait, ce sont les femmes qui ont appris très tôt à serrer les dents pour faire malgré tout, malgré les douleurs de règles, malgré les hormones, etc. C’est une conversation qui a été introduite très tôt dans mon couple. Je suis assez satisfaite parce qu’on a trouvé l’équilibre. S’il y a un déséquilibre, on fait le point pour se répartir le boulot. Et la frustration ne reste jamais très longtemps. » En contrepartie, la plupart des femmes rencontrées se trouvent face à cette problématique et, malgré les tentatives de discussion, la balance n’est jamais en équilibre. Certains aspects culturels peuvent jouer un rôle essentiel dans ce déséquilibre, tant de la part de l’un.e que de l’autre. Par exemple, Aline, mère de trois enfants ressent une pression particulière lorsque le partage de tâches est majoritairement égalitaire : « Pour que j’aie le sentiment que les tâches sont partagées à 50-50, pour ne pas me sentir redevable, je réalise qu’en fait je fais probablement 60 ou 65% du travail domestique. Sinon, je me sens défaillante en tant que mère. Mon compagnon fait les courses, la vaisselle et la moitié des repas. Je m’occupe du linge (achat et tri des vêtements au fur et à mesure que les enfants grandissent + lessives + pliage + rangement), du ménage en grande partie, des repas pour moitié, de toute la charge mentale scolaire/médicale/cadeaux d’anniversaire/cadeaux de naissance/sorties culturelles/repas d’amis, etc. Oui, beaucoup de disputes quand son travail déborde sur notre vie de famille (appels téléphoniques, conversations Whatsapp, etc.) Je ne suis pas « carriériste » et pour moi, le travail s’arrête à la porte de la maison. Pour lui, c’est très différent et j’ai/j’avais souvent l’impression de devoir le « fliquer » pour qu’il mette ses limites. » La culpabilité accompagne souvent les femmes : elles se questionnent sur leurs capacités, sur leur implication, sur leurs façons de faire.
Cela est fortement marqué par la société qui veut des femmes « super-woman » qui peuvent tout faire en même temps, et de la façon dont on nous l’impose. Internet est rempli d’articles, conseils, ouvrages sur comment être une bonne maman, une travailleuse maman… mais aussi d’articles qui dénoncent la catégorie de « mère indigne » qui nous persécute tout au long de la vie de nos enfants. Amina se rappelle justement d’une conversation qu’elle a eu avec son fils à ce sujet : « Parce qu’une fois, je culpabilisais parce que je n’avais pas préparé le goûter. Je trouve que je galère déjà pour faire à manger, donc du coup, quand je vois des mamans qui font des goûters pour leurs enfants avec je ne sais pas quoi, du granola et des trucs maintenant la mode et tout. Et moi, je ne fais jamais ça. Et je lui dis, mon fils, les bonnes mamans, elles font des goûters à leurs enfants. Moi, je t’achète des trucs, mais je ne fais pas de goûter. Donc, tu dois penser que je ne suis pas une bonne maman. Et il m’a dit, mais moi, je m’en fous d’avoir une bonne maman. Ce n’est pas une bonne maman que je veux, c’est toi que je veux. Et franchement, cette phrase aussi, je suis tellement reconnaissante de mon fils. Il faut écouter les enfants. Nos enfants aussi nous apprennent à être parents.” Hélène, mère de trois enfants, a aussi senti ce poids de l’image de super-woman : « Je trouve que tu as une pression quand même sociétale qui fait qu’il faut que tout soit parfait. Il faut que tes enfants soient propres, bien habillés, que tu arrives à l’heure. C’est aussi une pression d’être un peu la maman parfaite. La maman parfaite, l’épouse parfaite, la ménagère parfaite, enfin un peu tout », s’énerve-elle.
Ces nouveaux pères, un concept vieux d’une cinquantaine d’années
Pourtant, on entend beaucoup moins parler des « pères indignes » ou, alors, on l’entend lorsqu’il s’agit d’atrocités commises par des pères de famille (incestes, assassinats, etc.). On peut aussi l’utiliser, grâce au mouvement féministe qui commence à l’imposer médiatiquement, dans le cadredes « impayeurs » de pensions alimentaires. Mais voyons, quand même ! Comment se fait-il qu’on puisse passer d’un gouter à un inceste en changeant seulement le genre ? Les attentes à l’égard des pères sont, à l’évidence, beaucoup moins élevées qu’envers les mères. Deux visions du « bon père » cohabitent actuellement encore dans nos sociétés : celui qui apporte le soutien économique, comme dans le couple d’Isabelle : « J’ai toujours travaillé à la maison, donc déjà, c’est parfois difficile de faire la séparation et de ne pas être tentée de faire le ménage au lieu de travailler. Et j’ai toujours participé seule aux tâches. Personne, ni mon compagnon, ni quoi que ce soit comme aide. Et ça n’a pas changé avec les enfants. Voilà, c’est toujours moi qui suis en charge du ménage de la maison et mon mari du paiement de à peu près tout. Et voilà, je pense que même si je gagne des millions, il ne fera jamais le ménage. » Puis, ces fameux « nouveaux pères » censés s’impliquer davantage dans le care. Selon les chercheuses Claudia Zerle et Xuan Li la notion de « nouveau père » a été adoptée par les études internationales et allemandes sur la famille dans les années 1980 : «Dans son ouvrage historique sur la paternité, Rotundo a énuméré quelques-uns des traits fondamentaux caractérisant un nouveau type de père américain : Un bon père participe activement et en détail aux soins quotidiens concernant les enfants. Il s’exprime davantage et s’implique de manière plus intime auprès de ses enfants, et il joue un rôle plus important dans le processus de socialisation que ses ancêtres masculins avaient depuis longtemps abandonné à leurs épouse ». Ces deux modèles cohabitent encore difficilement de nos jours. Certains de ces nouveaux pères rappellent le poids de leur éducation autour des questions des tâches ménagères et du care, et leur travail sur soi pour pouvoir dépasser ces questions : « Moi, je viens de loin sur les tâches ménagères parce que j’ai eu vraiment des exemples… disons, lacunaires. Je ne sais pas comment il faut dire. C’est vrai que moi, je n’ai jamais vu mon père. Et c’était vraiment juste, tu vois, travail, travail, travail. Et puis, je ne l’ai jamais vu. Je ne sais pas, il ne sait pas cuire des œufs. Oui, mais il faut mettre le chronomètre avant que l’eau bout, ou une fois que tu mets les œufs, tu vois. Puis tu es là, genre, mec, tu es ingénieur. Au bout d’un moment, il y a quand même des trucs. Je ne sais pas, tu n’arriveras pas à… Donc du coup, bref, tout ça pour dire que je viens de loin. Puis au fur et à mesure, en tant que jeune adulte, j’ai essayé quand même de me discipliner, de travailler sur moi par rapport à ça, etc. Et puis, on est arrivé à un 50-50, assez équilibré, assez fair-play, etc. Là, c’est à nouveau déséquilibré, puisque si tu veux, comme Agnès ne travaille pas, voilà, mais ça ne veut pas dire que… c’est en phase de rodage » tente de s’expliquer Julien, papa d’un enfant.
Le mari de Marie a également tendance à mettre en avant cet aspect, lorsqu’il sent un déséquilibre dans la répartition : « Alors au niveau de la maison, au niveau de la répartition des tâches – dit Marie en réfléchissant à son entourage – j’ai été un peu traumatisée par ma mère, par le fait qu’elle prenne toujours toutes les tâches en charge, et qu’elle ait plus de temps pour elle, donc je voulais surtout pas reproduire ça, donc dans toutes les périodes de ma vie avec des partenaires, j’ai toujours essayé d’éviter d’assumer les tâches domestiques, et d’être plutôt, de pousser à la répartition, donc je faisais pas leur lessive, je faisais pas les courses, ou en tout cas, je faisais pas la liste de courses, mais c’est jamais gagné, même si tout d’un coup, tu te dis, ah c’est génial, on est bien organisé, les tâches sont réparties, et genre, à un moment donné, oups !! ben voilà, on te sors je suis un homme, j’ai été éduqué de cette manière, et j’oublie certaines choses, donc il faut toujours rappeler. Donc avec mon fils, cette répartition, elle est toujours restée, mais ce n’est pas toujours évident, parce qu’à un moment donné, mon partenaire avait l’impression qu’il faisait trop d’efforts par rapport à moi, et trouvait ça un peu injuste, et que ça portait atteinte à sa vie professionnelle, donc c’est toujours une question de négociation, de rappeler certaines choses, parce que dans la société dans laquelle on est, le rôle de l’homme, c’est pas de s’occuper de cette question. »
Malgré ces tentatives de répartition égalitaire, ces efforts pour garder une équité, les femmes continuent à souffrir de ce déséquilibre. La conciliation a toujours tendance à peser davantage dans la vie professionnelle et personnelle des femmes : « Bien que les hommes soient presque aussi nombreux que les femmes à déclarer éprouver des difficultés pour concilier vie professionnelle et vie familiale, ils sont beaucoup moins susceptibles d’adapter leur organisation de travail pour permettre cette conciliation. Près de la moitié des travailleuses ayant de jeunes enfants (46%) adaptent leur organisation de travail, contre seulement 22 % des hommes dans la même situation. Il s’agit le plus souvent de prester moins d’heures de travail : 24 % des jeunes mères prennent cette décision contre 6% des jeunes pères. ». Amina, mère d’un enfant et chercheuse, peut en témoigner : « C’est moi qui étais impactée par ma parentalité beaucoup plus que le papa. Ça n’a quasiment pas eu d’effet sur sa carrière à lui. Il ne s’est jamais interdit de faire quoi que ce soit, de s’investir au travail. Il rentre très tard, il prend ses réunions quand il veut. Le fait d’avoir un enfant, ce n’est vraiment pas un obstacle pour lui, alors que pour moi, c’est toujours un obstacle. C’est compliqué, toutes les tâches à la maison. J’en fais plus que mon compagnon, mais c’est parce que moi, je suis beaucoup plus à la maison que lui. Et que lui, il travaille à l’extérieur, il rentre tard. Donc, je me sens en plus obligée de m’occuper des tâches ménagères et aussi de l’éducation de notre fils. Je lui ai dit, mais quand il était là, il en fait tout pareil. Il n’y a pas de problème. Il cuisine, il fait le ménage, il fait tout mais c’est juste que lui, il n’a pas le temps. Mais il s’est aussi quand même beaucoup occupé de son fils. La vérité, quand il était bébé, il se réveillait la nuit avec moi et le lendemain, il allait travailler. Donc, honnêtement, je ne peux pas dire. Même si moi, je me suis plus investie, mais lui aussi, tant qu’il est là, il fait vraiment tout ce qu’il peut. Et parfois, c’est moi qui lui dit d’arrêter parce que j’ai peur qu’il soit trop fatigué, épuisé. »
S’y plier malgré elles, ou pliées à leur insu ?
Ni l’un, ni l’autre mais souvent les deux à la fois. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est assez simple, les femmes sont parfois contraintes d’accepter les rôles de genre « pour que les choses soient faites » ; parfois elles sont obligées tout simplement par pression sociale ; parfois elles s’oublient en chemin ; parfois un peu de tout cela en même temps. « Lorsque mon fils avait à peine deux ans, deux proches ont été hospitalisés, chacun dans un hôpital différent. J’ai quitté mon emploi pendant deux semaines pour venir en aide. Une nuit je la passais chez l’un, l’autre chez l’autre en alternant avec ma mamie. Lorsque je rentrais je m’occupais de mon fils et de la maison de mes parents. Un soir, complètement épuisée, j’ai demandé à mon frère de passer la nuit chez l’un d’entre eux pour laisser mamie se reposer. Il a refusé, tout simplement, en disant qu’il ne voulait pas garder cette image de son papi avant qu’il parte. Mon père l’a défendu lorsque je me suis énervée car c’est mon rôle et puis personne ne me demande de le faire, mais pour moi c’est un devoir moral quand même ! Apparemment pas pour eux ! Mon père a fini par me mettre dehors de la maison pour remettre en question la répartition des rôles, même en cas de maladie » se lamente Estelle, mère d’un enfant, tout en rappelant que chez ses parents et grands-parents toutes les charges du care et le ménage étaient faites par les femmes.
Laetitia, mère de deux enfants en bas âge, se questionne sur l’évolution de son propre comportement face à la charge mentale et ménagère, ce malgré sa sensibilisation aux questions féministes : « ce qui est difficile, c’est que je trouve qu’en tant que personne qui est un peu sensibilisée aux questions féministes et au genre et tout ça, je savais les travers dans lesquels il fallait pas tomber et que j’avais pas envie, dans ma vie privée, familiale, de renfoncer ce qui se passe partout et de nourrir les statistiques sur qui c’est qui va moins bosser, qui c’est qui va moins gagner, qui c’est qui ira pas à sa réunion, qui c’est qui priorisera la famille toujours plutôt que d’autres trucs. Et que j’ai trouvé que la question… Déjà, au premier enfant, j’ai réalisé que très insidieusement et très inconsciemment, en fait, quand tu fais le bilan au bout d’un an, tu réalises que tous les trucs que tu ne voulais pas faire, t’es en train de les faire. Mais t’as encore un peu de sommeil ou de force pour parfois, de manière volontaire, dire « Là, ce n’est pas possible. Toi, t’as été à cette journée d’études. Par exemple, cette fois-ci, c’est mon tour ou je n’en sais rien. » Mais du coup, l’arrivée du deuxième enfant, pour moi, c’est vraiment comme si tu mettais un coup de marteau supplémentaire dans le clou. C’est-à-dire que là, j’arrive même plus à vraiment penser ou rationaliser ce qu’on fait pour que ça puisse être égalitaire. Ma capacité à prioriser, c’est des choses qui sont inscrites dans l’enfance, dans toute la manière dont on a été socialisé et qui continuent alors même que je pensais que j’en étais libérée de l’idée que l’épanouissement professionnel de mon gars est plus important, compte plus que le mien. Comme tout en fait, sa pratique sportive, c’est pour le bien de tout le monde qu’il faut qu’il ait fait du sport parce que quand il fait du sport il est bien et après la famille est bien donc il peut aller courir pendant 4 heures avec un des enfants parce qu’après il sera bien. Mais ça ne me viendrait pas à l’esprit de dire j’ai besoin d’aller pendant 4 heures marcher, nager, faire les shoppings et dire à Jamie… Je vois bien que c’est ma position où je me sentirais complètement illégitime et surtout parfaitement égoïste à l’idée de pouvoir exiger que pour mon bonheur personnel il faudrait que j’aille à ce colloque 2-3 jours à tel endroit. ».
Carla, mère d’un enfant vivant dans la campagne, a également senti cet épuisement qui l’a fait entrer dans une spirale d’oubli de soi-même face à la charge de travail, la charge mentale et la double responsabilité – apporter de l’argent et s’occuper de la maison et le bébé : « ça a été difficile à gérer avec mon copain parce qu’il n’assumait pas toutes les responsabilités qu’il devait au sein de la famille et la majorité de la charge du travail, la charge mentale, c’était sur mes épaules. En fait je travaillais jusqu’à la nuit, après je n’avais pas le temps de bien me reposer parce que la petite, elle était très petite. Du coup je dormais peu, je travaillais beaucoup, je ne savais plus qui j’étais, qu’est-ce que je faisais. La seule chose que j’avais envie de faire c’était de rester avec Alma. Et tout ça c’était très difficile. Bon, je me sentais très responsable de ne pas pouvoir passer tout le temps que je voulais avec elle et je me sentais très mal et oui, c’était assez terrible. Et du coup j’ai décidé de déménager et d’aller vivre proche de ma mère parce que c’était la seule solution pour en fait pouvoir travailler et assurer que mon bébé était avec quelqu’un qui pouvait prendre soin d’elle dans les cas où je devais travailler trop et je n’avais pas le temps pour rester avec elle. Parce que aussi l’autre problème c’était que mon copain partait une semaine ou deux, il faisait des marchés. Et du coup on a résisté comme ça une année et demie et après une année et demie on a déménagé, on est allé vivre dans la ville où vit ma mère. » Souvent les femmes sont tout bonnement épuisées de devoir « rappeler » les règles du jeu à ces « nouveaux pères engagés ».
D’autres, faute de solution face à une paternité non assumée, passent à l’acte : disputes, séparation, voire divorce. A la naissance de son deuxième fils, le couple d’Hélène battait de l’aile, complètement épuisée elle a décidé d’arrêter de s’occuper de la maison, des enfants, de tout car tout reposait sur ses épaules et cela devenait intenable : « Enfin, ça a été poussé à l’extrême dans le sens où, à un moment donné, je me suis dit, avant d’en arriver là, je ne fais plus rien, je ne nettoie plus, je me suis dit, ça ne peut pas continuer comme ça, parce que je vais m’épuiser. Là, ça a été le stop, quoi, tu vois. Et à partir de ce moment-là, en fait, déjà, on a été voir un psychologue par rapport au couple, par rapport à la gestion de la famille. Et en fait, ce qu’on s’est rendu compte, c’est qu’on n’était pas du tout organisés, tu vois. Il n’y a rien qui était formalisé. Et du coup, tout reposait sur moi. Alors, il y a eu des choses mises en place pour que ce soit partagé, en fait, on a, par exemple, mis en place un calendrier : organisation des repas, des activités pour les enfants, les courses, enfin, voilà. On s’est organisés et ça, franchement, ça a été quand même important. Et moi, j’ai aussi dû faire un travail sur moi-même pour me dire que, peu importe comment les choses étaient faites, il ne fallait pas qu’elles soient parfaites, il fallait que j’accepte que ce soit fait comme ça. J’ai vraiment arrêté de faire ça, mais c’est difficile de se dire, à un moment donné, stop, je ne fais pas, parce que tu as quand même la pression de ta mère, de ta belle-famille, tu vois. J’ai déjà pleuré pour des conneries, parce qu’on me faisait des remarques sur que ce n’est pas bien rangé… Il faut accepter que, finalement, le regard des autres, il n’y a rien à en faire. Voilà, il m’a fallu du chemin pour en arriver jusque-là. Mais c’était salvateur. »
Les remarques de l’entourage comportent une pression supplémentaire pour les couples qui tentent de mettre en place un système parental adapté à leurs besoins et à leurs croyances. Sonia, mère de deux enfants travaillant à l’étranger, a déménagé récemment pour son travail. Son compagnon s’occupe principalement des enfants et de la maison alors qu’elle travaille et assume une partie de la charge parentale et de la maison. « Mon compagnon a fait le choix de rester à la maison consciemment, puis il se disait qu’il aurait le temps pour ses passions également, puis il s’est vite rendu compte que vu qu’on est seuls, il n’avait pas beaucoup de temps. Lui s’occupe le matin des enfants et moi l’après-midi, puis on partage les tâches de la maison, achats, dîner, vêtements, plus ou moins égalitaires. Tout le monde nous demande à propos de cela, car ici il n’y a pas beaucoup de couples qui fonctionnent ainsi, on a souvent des commentaires du genre « tous les hommes que je connais n’ont pas la patience pour passer 8h avec les enfants » ou pire encore mes parents me disent « qu’il fait tout » que j’ai « trop la chance ». Heureusement, qu’il s’en fout de toutes les remarques, surtout celles sur « son manque d’ambition professionnelle », il s’en branle, il a d’autres inquiétudes que le travail, il a beaucoup d’assurance en lui et se réalise lui-même avec d’autres choses » commente Sonia, soulagée.
Déléguer : concilier avec d’autres ressources
La question du care est souvent accolée à celle du travail non rétribué, mais également à celui qui l’est. Beaucoup de familles ou de couples font appel à des tierces personnes : des nounous, des travailleuses domestiques, la famille ou encore les proches. La conciliation dépend en grande partie de ces « autres ressources » : « évidement j’ai pris une personne pour garder ma fille, elle travaille les huit heures que je suis à la maison, et se reposer une demie heure, ce qui me semble correct pour elle, même si j’aurais besoin davantage. On a besoin de quelqu’un tout le temps car on a deux enfants en bas âge. Les gens me disent d’en prendre une autre ou de la garder davantage mais je veux respecter la séance de 8h, même si cela ne couvre pas complètement mon temps de travail – le temps de m’habiller, de prendre le transport, etc. Ici ce n’est pas cher, mais pour moi ce n’est pas seulement une question d’argent, il s’agit de décisions personnelles aussi et cela me dérange lorsqu’on me dit de profiter pour prendre quelqu’un d’autre. C’est une décision qui concerne le temps que tu veux passer avec tes enfants, nous voulons passer du temps avec eux, un temps de qualité, pas seulement les voir pour les mettre au lit » s’indigne Amelia, mère de deux enfants. Ces aides sont souvent possibles dans des pays avec des salaires réduits, lorsque les parents se retrouvent en mission. Une fois le retour, l’incapacité d’avoir une aide supplémentaire peut fort peser sur la stabilité du couple. Laetitia, de retour à son pays après une expatriation, a noté comment son compagnon se lamentait de ne plus avoir cette extra et se dit que la charge qui doit maintenant porter sur lui, était en majorité assumée par l’aide-ménagère : « C’est aussi aux hommes de se rendre compte à quel point c’est pas très juste. Je vois bien que le fait d’avoir pu avoir Cécile avec nous, c’est-à-dire qu’on était en capacité économique d’acheter du temps à quelqu’un pour faire des tâches, c’était le luxe total. Et je vois bien que vers la fin de notre mission, il me disait beaucoup, « oh là là, ça va être compliqué sans elle ! » il était très inquiet de pouvoir vivre sans son aide et presque plus que moi, c’est-à-dire comme s’il y avait un truc où la décharge qu’elle offrait finalement ça allait être aussi des choses qu’il devrait faire, comme repasser ses chemises, car je ne vais pas le faire. En fait les aides ménagères, nounours etc. la plupart du temps ce qu’ils font c’est prendre la part de l’homme ».
D’autres familles se penchent sur d’autres possibilités pour survivre à la non-conciliation imposée par notre système, notamment l’aide familiale : « j’ai toujours la possibilité de faire garder ma fille, soit par ma belle-mère, soit par mes parents, mais du côté de ma belle-mère et du papa de mon mari, ils ont tous les deux des petits soucis de santé qui fait que je n’ose pas leur laisser trop longtemps ma fille. Ils sont limités dans leur énergie, ils sont limités aussi pour leur patience, aussi avec ma fille. Tandis que mes parents, eux, partent du principe que s’ils gardent les enfants, c’est pour nous permettre de travailler ou de temps en temps pour aussi nous ressourcer. Mais ils ont aussi leur limite, ils gardent beaucoup les enfants de mon frère, en fait, qui a deux garçons, et ils habitent vraiment plus près de chez mon frère » se dit Juliette, mère d’un enfant, pour qui, comme beaucoup, la famille est un soutien indéfectible, mais avec des limites ! Amal, mère d’un enfant, récemment séparée, s’appuie également sur sa famille, tout en étant consciente de leurs limites : « Depuis que je suis chez ma mère j’essaie de faire des sorties même si ce n’est pas évident. Mon fils ne dort pas facilement sans moi (ou son père) et ma mère (valable aussi pour mon père), même si elle m’encourage, me fait souvent comprendre qu’elle est fatiguée et qu’elle n’a plus la force de gérer un enfant. »
Finalement, certaines personnes ne peuvent pas avoir recours à leurs familles, que cela soit en raison de la distance, la maladie ou autre, et tissent d’autres systèmes d’entraide pour se soutenir : « Par exemple, je vais te parler d’un truc qu’on a réussi un peu à créer ici dans le quartier. Il y a une espèce de solidarité entre parents. C’est-à-dire que moi, très souvent, tous les mercredis, je prends le petit voisin après l’école, selon mon travail. Par exemple, mardi prochain, il y aura un jour de pédagogie. Il y a le papa. Ces deux parents font un changement de boulot. La mère travaille aussi. La maman va déposer les enfants à la maison. Je vais garder ces deux enfants le matin. Ils viendront les chercher après. Il y a un moyen de se trouver un noyau. Il n’y a pas que la famille. Il faut tout un village pour élever un enfant. Je pense vraiment que c’est important et même nécessaire pour l’éducation de chacun, qu’il y ait une sorte de solidarité. Si quelqu’un dans la merde, qui a un souci, moi, je ne travaille pas, n’hésite pas. Si j’ai un souci, je peux te téléphoner et te dire que j’ai un souci. Une copine me téléphone, la fille est malade, je suis bloquée, je suis là-bas. Tu peux aller la chercher à l’école. Je l’ai fait dormir à la maison. J’ai pris l’enfant à l’école, je l’ai mis sur le fauteuil, il a dormi, il était malade. Tu peux te dire que tu peux téléphoner à quelqu’un s’il y a un souci, quelqu’un qui habite près de l’école, qui est dans le quartier et qui peut t’aider. C’est vraiment un petit village. J’ai assez de bons contacts avec mes voisins parce que je suis souvent appuyée, les gens me voient depuis des années » conclut Christine, maman solo de deux enfants, sans appui familial.