Déconcilier : en finir avec ce système de non-conciliation
Le milieu professionnel demeure le dénominateur commun à l’heure de la conciliation. Tant les politiques publiques que nos agendas et nos congés sont réfléchis en gardant comme centre la production, le capital, les gains. L’humain a été délaissé, déplacé à un deuxième plan. Tous les rôles du care ont été soumis à la production, toutes les activités en dehors de la production et la reproduction sont encore plus oubliées, surtout dans le cas des femmes, premières fournisseuses de services de care et de reproduction : le temps libre et l’oisiveté sont les grands oubliés. Face à ces constats écrasants, on commence à s’insurger contre ce modèle de « conciliation » qui magnifie la production et minimise l’humain.
La conciliation au quotidien se traduit par des arrangements, des inconvénients, des contraintes, des commentaires dérangeants, des regards, et une infinitude de problématiques car ce qui prime est le travail : « aucun respect en tant que femme et en tant que mère, la production est primordiale, aucune excuse est valable, il faut atteindre les objectifs à n’importe quel prix. J’ai pu modifier mes jours de vacances en raison de besoins particuliers, mais si je travaille le rythme ne peut pas baisser. Les collègues normalement se mettent à ma place mais pas les supérieurs. L’entreprise pourrait améliorer les conditions (flexibilité horaires, horaires continue …) mais ça ne l’intéresse pas. » Stéphanie, mère d’un enfant, se plaint de ce système car elle souffre de la pression au quotidien dans son travail par rapport au chiffre d’affaires. Si son rendement baisse, elle peut tout simplement être virée. Pourtant, avec un enfant en bas-âge la fatigue s’accumule et cela peut impacter le rendement dans certains emplois : « Les difficultés, c’est bien sûr la fatigue. Déjà parce que l’enfant dès les premières années, c’est fatiguant, surtout le mien ! Il a fait ses nuits très tard.» dit Amina, mère d’un enfant. Pour Amal, maman d’un enfant en bas âge, elle a dû recommencer son travail très vite car en tant que freelance elle n’avait pas droit au congés, puis la surcharge après l’enfant a mis un coup à la productivité : « Une impression de devoir jongler et de très bien s’organiser pour réussir à travailler et de s’occuper de son enfant en même temps. Pour mon cas, n’étant pas salariée, et n’ayant pas droit à un congé maternité, je me suis retrouvée obligée de reprendre le travail rapidement après la naissance de mon fils, sans avoir eu le temps de récupérer de l’accouchement, de gérer le dérèglement hormonal, la cicatrisation, la nouvelle charge mentale, etc. La gestion de mon enfant au quotidien a considérablement impacté ma concentration et le temps consacré au travail. Il m’arrive souvent de cumuler des retards et j’ai toujours l’impression de devoir me justifier tout en portant cette culpabilité. Au-delà du temps réel que nous pouvons consacrer au travail lorsque l’enfant est à l’école ou gardé par une tierce personne, c’est également la charge mentale qui occupe mon esprit et qui impacte la qualité du travail et la rapidité d’exécution. Certains employeurs peuvent se montrer compréhensifs par moments ». La compréhension, la chance ou encore la flexibilité demeurent la clé de la survie pour beaucoup d’entre nous, et on se considère (en plus !) chanceux d’avoir un minimum de capacité de gérer notre vie privée : « J’aménage mes horaires comme je veux. Mes heures supplémentaires comptent à 150 ou 200%. J’ai deux jours de télétravail. Je suis très autonome et flexible dans mon travail, je travaille par objectif, par projet » se réjouit Aline, mère de trois enfants. Julien, père d’un enfant, aussi se sent privilégié dans sa capacité de concilier : « J’ai vraiment une situation très privilégiée par rapport à ça. Je fais absolument mon agenda comme je veux. Évidemment, il faut que je sois là quand il faut. ». Toutefois, même dans des espaces ouverts à la conciliation, des commentaires déplacés sont repérées par les travailleurs, comme le cas d’Aline qui, lors de la reprise de poste en temps plein avec deux enfants, a subi une série de présuppositions de la part de son chef : « J’ai demandé un jour de télétravail et mon boss a dit « le mercredi je suppose ? ». Mais non, pas du tout, je ne comptais pas demander le mercredi. J’ai aussi eu des sous-entendus de mon boss du type « c’est bien deux enfants, hein oui tu vas t’arrêter à deux ? » sur le ton de la plaisanterie. Pas de bol, ce n’était pas non plus mon intention. » Certains travailleurs, comme Esther – sans enfants à sa charge –, remarquent la présence d’une sorte de limite à la conciliation dans le travail : « La flexibilité et la prise en compte des nécessités de conciliation est légèrement tolérée, mais devient vite problématique dans le milieu professionnel (ils pensent que la personne abuse de la confiance). Puis, dans les moments où les femmes ont besoin de travailler pour atteindre nos objectifs et être indépendantes, on promeut le présentiel, on punit et on fait sentir mal les femmes qui « n’arrivent pas ». J’ai été chanceuse dans ce sens, mais dans mon entourage de travail j’ai vu des dynamiques de “punition” des travailleuses en ciblant leurs besoins de conciliation : des réunions toujours placées à la dernière heure – moment de récupérer les enfants -, proposition du poste à moindre responsabilité. On considère qu’elles ne priorisent pas le travail de l’entreprise donc elle est mal vue… C’est aussi le résultat de mauvaises formes d’organisation qui affectent également les travailleur.se.s sans enfants à charge qui ont besoin de telle ou telle chose et la personne est déjà partie. »
Les célibataires concilient ?
On ne dirait pas… et pourtant, petite piqûre de rappel : les professionnel.le.s qui n’ont pas d’enfants à charge sont aussi concerné.e.s par la conciliation ! Voilà c’est dit ! Les employé.e.s sans enfants ont également des difficultés dans leur quotidien pour séparer la vie pro de la privée et avoir du temps pour leurs affaires : parfois ils ont des personnes à charge, ils ont une vie de couple, de famille, des hobbies, des projets … ou pas. Et ils ont le droit de disposer de leur temps librement autant qu’une personne avec enfant(s). Pourtant, ce clivage existe au sein des entreprises, malgré les employé.e.s elleux-mêmes : « J’aimerais souligner ici que le dénominateur commun à toutes mes expériences professionnelles a été les éventuelles « représailles » du fait d’être célibataire. Par exemple, les collègues ayant des enfants ont toujours eu la préférence et la priorité pour choisir leurs jours de vacances. Certains de mes employeurs me l’ont dit directement : « Tu n’as pas d’enfants ni de famille donc tu attendras le choix de tes collègues ayant des enfants avant de déposer ta demande de vacances. J’aimerais rajouter que c’est un peu fatiguant d’entendre constamment le commentaire suivant : « quelle chance, tu n’as pas d’enfants donc tu as plein de temps libre ». Certes je n’ai pas d’enfants mais j’ai un chat, un copain au chômage et des parents en Espagne que dois aider et soutenir. Cela dit, je suis en même temps compréhensif avec mes collègues ayant des enfants et je m’adapte et me coordonne avec eux en très bonne entente actuellement. Les besoins des personnes sans enfants ne sont généralement pas considérés au même titre que ceux qui ont des enfants. Mais au-delà de ça, pour moi ce qui est plus douloureux et difficile c’est le manque de reconnaissance de la diversité de familles « différentes » potentiellement existantes, qui n’entrent pas dans le schéma hétéro-patriarcal et normatif. Par exemple, actuellement j’habite dans un pays où l’homosexualité est punie avec des années de prison. Mon employeur actuel ne dispose d’aucun mécanisme d’accompagnement ou de soutien au collectif et aux familles LGBTIQ+. La situation, bien évidemment, est infiniment pire pour mon partenaire qui n’est pas européen. Aucune empathie, écoute, soutien ou encouragement.» s’insurge Francis.
Malheureusement, tout ce qui sort du pack hétéronormé et de la famille père-mère-enfants, semble ne pas exister ou il n’est directement pas pris en compte. Natalie, femme sans enfants, voulait accompagner sa mamie dans son choix d’euthanasie, ce qui n’a pas du tout été entendu par ses employeurs : « mes besoins n’étaient pas toujours respectés, par exemple, j’avais demandé plus de temps pour m’occuper de ma grand-mère, j’avais droit à un congé spécifique mais ça n’a pas été accordé par mon management. A un autre moment, j’avais demandé plusieurs fois moins de charge de travail car je ne m’en sortais plus, cela n’a pas été entendu non plus. Depuis mon retour de maladie (burn-out à cause du travail), mon employeur et mes supérieurs sont devenus extrêmement conciliants et compréhensifs : rythme plus souple, beaucoup de flexibilité, tâches allégées, congés quand je veux, etc.” Il a fallu un arrêt maladie pour pouvoir « jouir » du respect en tant qu’employée sans enfants et des droits à la vie privée.
Au-delà de la maladie des proches, d’autres circonstances peuvent impacter la vie des professionnelles, qu’il s’agisse des maladies mal-reconnues comme l’endométriose, des traitements de fertilité très lourds physiquement et moralement, ou encore des fausses couches : les femmes en subissent la pression dans leur milieu professionnel en raison du manque de reconnaissance. En parallèle, d’autres moments de vie qui peuvent fortement nous chambouler sont également peu reconnus : les décès d’un proche, un divorce, une séparation : « il faudrait faire une bonne réflexion sur qu’est-ce qu’un politique publique ? crèche privée, crèche publique, et d’autres services ? Il faudrait remettre en question toutes ces décisions, tous ces systèmes dans lesquels on est, ici ou ailleurs, pour aller vers des politiques publiques basées sur des approches beaucoup plus sociales, dans la répartition des tâches. Alors, au-delà des enfants, on peut avoir besoin de concilier pour d’autres raisons. Forcément, maladie, fausse couche, décès, divorce, il n’y a aucune mesure. Il faudrait vraiment avoir des mesures dans ce sens, avoir du temps, du temps pour soi, que ça soit au niveau professionnel, que toutes ces choses soient reconnues, et qu’on puisse en parler, parce que, ben oui, même si on a un congé pour fausse couche, il faut encore pouvoir en parler à son employeur. Pour les questions de décès, ben, je ne sais pas, je me rappelle, c’était trois jours, mais ce n’est rien, quoi. Pour décès que trois jours, pour divorce ou séparation, rien ! il n’y a pas du tout de temps », s’insurge Juliette, mère d’un enfant.
Les politiques de conciliation : des cache-misère ?
Depuis plusieurs décennies, les politiques de conciliation sont poussées par les dynamiques féministes dans le panorama européen et belge : congés de maternité, congés d’allaitement, congés de paternité, mi-temps parental, congés parentaux (pour les parents de moins de 3 ans sans solde). Malgré le fait que ces avancées permettent de mieux gérer le quotidien, les politiques sont toujours insuffisantes : « les congés paternels pourraient être plus conséquents car actuellement quasi-inexistants. Je trouve que l’essor du télétravail, pour ceux qui le peuvent, offre une marge de manœuvre supplémentaire pour la conciliation. ». Et le fait d’en jouir de ces congés peut être vu d’un mauvais œil selon les expériences de l’entourage d’Hélène, mère de trois enfants : « pour en avoir discuté avec d’autres personnes, c’est que l’employeur, parfois, ne voit pas ça d’un bon oeil de prendre tout un mois de congé pour le papa. Et que du coup, il ne le prend pas du tout parce que ce n’est pas obligatoire. Puis, j’entendais dire que, finalement, tous les papas ne prenaient pas de congé de paternité d’un mois. Mais ça s’explique par ça pour moi ! Par le fait que, financièrement ou professionnellement, c’est parfois difficile de prendre tout un mois. Et si, par exemple, tu pouvais étaler tes congés, eh bien, ça changerait tout. ». Sonia, mère de deux enfants, a par exemple fait le choix de prendre un mois sans solde en tant que mère d’un enfant en bas âge. Ses employeurs n’ont pas apprécié son choix, et ils avaient planifié sa présence l’été sans tenir compte d’elle : « dans mon entreprise c’est une bande de rétrogrades, ils savaient même pas ce qui était le congé parental, ils voulaient pas accepter, il a fallu que je leur dise clairement qu’ils n’ont pas le choix que c’est la loi, j’ai dû parler avec le RH et eux, ils savaient. Mais, je crois qu’il y aura des représailles à cause de mon choix car mes collègues l’ont mal pris. J’ai eu vraiment du mal à leur communiquer, à leur raconter puis organiser même si c’est un Droit ! je ne voulais pas laisser mon gars seul avec les enfants pendant l’été et je pouvais me permettre la perte de salaire de ce mois… donc je l’ai pris »
Aline, de son côté, rappelle l’impact économique de beaucoup de ces congés qui sont peu ou pas rémunérés dans la plupart des cas : « L’indemnité de congé parental est largement insuffisante !! 400€ à mi-temps, 800€ à temps plein environ. Je voudrais plus de congés parentaux et mieux indemnisés. Je voudrais plus de sorties kids friendly, plus de possibilités d’emmener mes enfants au travail, à une conférence, un colloque, etc. j’ai épuisé mes congés parentaux pour les deux aînés. J’ai assumé la perte salariale. Aujourd’hui, mon compagnon est passé à mi-temps parental et j’ai le sentiment de lui être redevable, de devoir compenser sa perte salariale. Je contribue plus au compte commun, ce que lui n’a jamais fait. » Même problématique de côté de Juliette, mère d’un enfant, qui trouve plusieurs défauts au système actuel, et notamment l’absence de crèches, la rémunération trop basse, etc. : « Au niveau des politiques, moi je trouve qu’ici en Belgique, il manque de crèches, surtout des crèches qui sont d’ordre public, parce que les publiques sont moins chers que les privées. C’était un peu compliqué, donc finalement on a dû financer une crèche privée. Pour tout dire, ça nous coûtait aux alentours de presque 500 euros par mois, en fait. Puis, ce n’est pas évident de prendre un congé parental si je veux avoir les ressources nécessaires, l’argent nécessaire pour continuer de vivre. Autrement, même si c’est financé, il y a quand même des limites au niveau du temps. Je pense que les politiques pourraient quand même donner plus de temps de congés de maternité, voire même de prendre un an de congé, la première année de naissance de l’enfant. Moi, ça, c’est vraiment quelque chose qui aurait pu me faire du bien. Donc, politiquement parlant, ça ne répond pas tout à fait à mes besoins en réalité. »
Déconcilier : une remise en question nécessaire du système
De plus en plus, des voix s’élèvent pour dépasser les critiques de la durée, l’adaptation, la rémunération ou la typologie des congés vers une critique structurelle du système qui produit ces « conciliations » qui ne concilient pas. L’ouvrage catalan « Malabaristas de la vida » (ndlr : jongleuses de la vie) est un des pionniers dans la critique du modèle : « Nous avons vu que le modèle masculin de l’utilisation du temps et de l’incorporation au marché de travail n’est pas généralisable, il ne répond pas aux nécessités de la vie humaine mais à celles du capital. Si les femmes adoptent ledit modèle aussi, qui assumera les tâches des soins ? qu’arriverait-il aux personnes dépendantes ? Les politiques publiques d’égalité avec ce modèle ne sont ni réelles, ni réalisables. Nous soutenons que la vie humaine devrait être l’objectif de base de la société, la conclusion est évidente : pour hommes et femmes, les journées de travail, le temps rémunéré, les affaires de flexibilité, les « conciliations, etc. devaient être discutés en prenant comme base les nécessités de la vie humaine, devraient s’ajuster aux nécessités humaines et par l’inverse […] sinon on est en train d’assumer que la question du care n’est pas un problème social mais plutôt un problème spécifique des femmes, ce qui apporterait encore de la crédibilité à ce système pour reproduire des schémas inadaptés »[1].
Ce discours féministe critique a été également utilisé par les professionnelles comme Esther qui croit que « les congés ne sont pas la seule solution. Il faut un changement dans la culture de l’entreprenariat et le concept de productivité ». Rose, cadre sans enfants, pense de son côté que les congés ne sont pas suffisants et qu’il y a aussi la question des « liens que les gens ont par rapport au travail, qui est en train de changer, on est aussi en train de changer de paradigme. La population, ma génération, de moins de 30 ans, je trouve qu’on accorde de plus en plus d’importance à notre vie privée, à notre épanouissement, tout ne passe plus par le travail, là où ça pouvait être le cas il y a 20 ou 30 ans, où c’était un marqueur social symbolique vachement fort, je trouve que ça l’est de moins en moins, donc si les gens, leur rapport au travail change, il faut aussi pouvoir leur proposer un autre modèle ». Juliette, pense également « qu’il est vraiment nécessaire d’avoir une remise en question du système dans lequel on se retrouve, du système capitaliste. Cette question de conciliation est au cœur du système, c’est le rôle des femmes dans la production et la reproduction ».
Lorsqu’on leur demande d’imaginer la conciliation dans un monde idéal, Christine, famille monoparentale dit : « pour moi, ce n’est pas que le boulot. Pour moi, ça serait de dire que le boulot passe pas au premier plan tout le temps. Évidemment, il faut être efficace, il faut faire notre travail, on est payé pour ça. Mais j’aimerais que la vie privée ait plus d’importance dans notre vie quotidienne. C’est-à-dire que on n’ait pas à me dire à chaque fois oui, mais en fait, tu dois travailler. » Francis, en couple sans enfants, est de son côté « pour toutes les mesures qui puissent rendre nos vies plus dignes et, en fin de compte, meilleures. Idéalement je serais pour travailler moins d’heures par jour et moins de jours par semaine, et gagner plus ». On ne peut plus penser qu’il ne faille pas une remise en question, et donc une refonte du système, un changement clair de priorités : l’humain devrait prévaloir au capital. Un système où le care a une place primordiale repose sur l’entièreté de la population et est revalorisé comme fondamental pour l’humanité. Mettre au point une « Révolution du care » comme dit Maria Llopis dans La révolucion de los cuidados (ndlr: la révolution des soins/du care) en mettant en avant notre « liberté de prendre soin, le luxe de prendre soin, l’honneur de prendre soin. Prendre soin les uns les autres, prendre soin de soi-même, prendre soin de la planète, du soleil, de la lune et des étoiles. Prendre soin est aimer et c’est le seul amour qu’existe ».