Le fantasme de la conciliation ou l’art de nous entourlouper (encore)
2023, faut qu’on concilie. Concilier la vie, le travail, l’amour, les enfants, le sexe, le chien, le chat, la famille, le sport, les courses, le ménage, la paperasse, l’école, les vacances, … Et qui doit concilier ? Attention, aucune surprise : les femmes. Puisque nous sommes toujours dans un monde d’hommes, pour les hommes, par les hommes, ce sont aux femmes qu’incombe (encore une fois) l’élaboration de stratagèmes pour arriver à (sur)vivre dans un monde capitaliste et sexiste. Un monde façonné par le patriarcat qui n’a été qu’à peine effleuré au cours du siècle dernier.
Vous trouverez sans doute mon ton quelque peu énervé. Oui, je le suis. À 35 ans de vie de femme sur Terre, pas un instant je n’ai échappé aux discours sur la conciliation. Des discours qui deviennent de plus en plus intenses depuis que nous avons vécu une crise sanitaire mondiale. La conciliation s’immisce partout. Instagram, YouTube, TikTok, tout nous invite à concilier.
Sur Netflix, une série passionnante (non) qui s’appelle Plan de Carrière, montre une femme américano-coréenne qui tente d’accéder au poste d’associée dans un grand cabinet d’avocats d’affaires. On la voit lutter pour conserver un semblant de vie privée afin d’enfin gagner sa place dans le boy’s club. On croit un moment qu’elle va se rendre compte de l’arnaque. On la voit essayer de tout concilier, sa vie perso et sa vie pro, mais aussi ses valeurs avec celle d’un système patriarcal, raciste et sexiste. Tout ça pour quoi ? À la fin de la saison 1 (désolée pour le spoil), après avoir été doublée par un mec blanc bien moins qualifié, elle accepte de revenir dans l’entreprise, auprès d’un patron harceleur. La dominante reste dominée. Pour Netflix, c’est une success story puisque l’héroine parvient à gravir les échelons et obtenir une promotion professionnelle. Regardez cette femme issue de l’immigration qui a réussi à avoir sa place au soleil. Parcours idéal. Permettez-moi de vomir.
L’arrivée des femmes dans l’emploi rémunéré : et paf faut concilier
« La conciliation est une notion vertueuse : tout le monde y aspire et est prêt à s’y rallier ! », écrit en 1999 Annie Junter-Loiseau, alors maître de conférences en droit social à l’université de Rennes-II, dans la revue Les Cahiers du genre. Elle poursuit : « En dépit de son succès, la notion n’a pas de définition et seules les femmes la pratiquent ou s’y emploient. »
La conciliation de nos vies a été inscrite dans l’agenda des politiques publiques au cours du 20e siècle. Annie Junter-Loiseau note trois usages distincts de cette notion dans le droit international et communautaire. « La première période s’étale sur les années soixante et soixante-dix : la conciliation est entendue au sens de « conciliation des rôles féminins » ; la seconde, qui se situe dans les années soixante-quinze, est marquée par une éclipse de la notion de conciliation au profit de celle du partage ; enfin, elle ressurgit réactualisée autour de 1985 et ne cesse depuis, d’envahir la scène européenne et nationale. »
La première phase correspond à la progression des emplois dans le secteur tertiaire qui attire un nombre de plus en plus important de femmes mariées et/ou mères sur le marché du travail. La conciliation « sert alors à désigner un compromis de nature à rendre acceptable le salariat des femmes » écrit la chercheuse. Pour la première fois, en 1965, l’Organisation internationale du travail (OIT) adopte une recommandation sur l’emploi des femmes ayant des responsabilités familiales (n°123).
Les autorités compétentes, en collaboration avec les organisations publiques et privées intéressées — notamment les organisations d’employeurs et de travailleurs– et selon les possibilités et les besoins sur les plans nationaux et locaux, devraient:
· (a) poursuivre une politique appropriée visant à permettre aux femmes ayant des responsabilités familiales, qui travaillent en dehors de chez elles, d’exercer leur droit à le faire sans être exposées à aucune discrimination et conformément aux principes établis tant dans la convention concernant la discrimination (emploi et profession), 1958, que dans les autres normes adoptées par la Conférence internationale du Travail et intéressant les femmes;
· (b) encourager, faciliter ou assurer elles-mêmes l’établissement de services qui permettent aux femmes de remplir harmonieusement leurs diverses responsabilités familiales et professionnelles.
Au cours des années 1970, la Commission européenne poursuit en ce sens et évoque dans son programme d’action sociale, la priorité d’accorder des conditions permettant aux femmes de concilier vie familiale et vie professionnelle. En 1975, on parle plutôt de partage. L’ONU proclame l’année internationale des femmes. La déclaration de Mexico (article 5) intègre qu’il faut que « les deux membres du couple combinent efficacement leurs possibilités familiales et professionnelles » C’est le principe du partage des tâches et de l’égalité femmes/hommes qui s’impose. Durant cette courte période, le débat n’est plus tellement abordé sous l’angle de la conciliation ou du choix, mais de responsabilités communes.
La conciliation ressurgit durant les années 1980-1990, après un constat d’échec vis-à-vis de l’intégration des femmes sur le marché du travail – oui elles sont de plus en plus nombreuses mais les inégalités persistent, le plafond de verre tient bon. La conciliation est donc à nouveau présentée comme une solution, mais c’est maintenant aux entreprises de participer. Dans ce contexte est rédigée la directive du 29 mars 1996 sur le congé parental dans le cadre du protocole social de Maastricht à la suite de la négociation des partenaires sociaux européens. Trois ans après, Annie Junter-Loiseau écrit cependant : « Pour l’heure, il faut bien convenir que la conciliation se résume à quelques mesures qui relèvent davantage de l’initiative patronale que du droit des salariés à organiser l’articulation travail-famille. »
Dans « La conciliation travail-famille : un enjeu complexe pour le féminisme d’État », la sociologue Anne Revillard développe : « Les premières mesures affectant l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle ont été développées non pas au nom des droits des femmes, mais au nom d’objectifs familialistes ou natalistes (Lenoir, 2003) ou encore au nom de la laïcité (c’est le cas des écoles maternelles ; Morgan, 2002 et 2003). Ces politiques orchestrées par les acteurs traditionnels de la politique familiale (Norvez, 1998) peuvent contribuer à expliquer l’ancienneté et l’augmentation rapide de l’activité professionnelle des femmes. Pour autant, le sujet visé n’était pas « les femmes » mais « la famille ». L’enjeu explicite de ces politiques n’était pas l’activité professionnelle des femmes mais la prise en charge des jeunes enfants. [•••] Ainsi, si elles constituent un enjeu clé du point de vue des droits des femmes, les politiques affectant l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle ont rarement été définies en fonction d’objectifs féministes, mais d’abord et avant tout en fonction d’objectifs économiques ou démographiques. » La sociologue évoque même une “instrumentalisation” des politiques de conciliation par les politiques de l’emploi.
Anne Revillard prend l’exemple de la France. Après consultation des archives disponibles, à l’exception du ministère des Droits de la femme (1981-1986), « toutes les instances gouvernementales chargées des femmes ont affiché à un moment ou à un autre une préoccupation vis-à-vis de la conciliation travail-famille. Ces instances ont donc bien aspiré à être des acteurs de la politique de conciliation. Pour autant, elles n’ont pas envisagé celle-ci de façon uniforme. »
Que ce soit au niveau politique, médiatique et sociétale, on se rend bien compte que les personnes visées par les discours ne sont que très rarement les hommes. La conciliation serait une affaire de femmes. Mais là aussi, on ne s’adresse pas forcément à toutes les femmes.
À qui s’adresse la conciliation ?
La conciliation ? « C’est un des leviers pour faire progresser la parité entre les hommes et les femmes au travail et améliorer l’évolution de carrière de ces dernières », nous explique le site Courriercadres.com en 2023. Chez Planète Grandes Ecoles, la conciliation est « un défi majeur pour les femmes » (les hommes c’est bon, vous avez tout compris, hum). En tapant « conciliation vie pro vie perso » dans Google, les premiers résultats m’invitent à naviguer sur Dynamique Entrepreneuriale, Santé Magazine ou encore BeaBoss.Fr… Vous l’aurez compris, la conciliation s’adresse à un profil assez évident : les CSP+ (autrement dit les cadres supérieures de la classe moyenne).
Et pas n’importe quel CSP+. Non, les cadres femmes. Ce sont elles qui vont pouvoir impulser le changement et montrer la voie aux autres femmes des « classes sociales inférieures » (sic). Elles par qui le changement est possible.
À y regarder de plus près dans les conventions, les accords d’égalité sont essentiellement centrés sur des mesures permettant aux femmes de rattraper des inégalités dans les promotions et dans l’accès à certaines qualifications. Quand la question de l’articulation entre la vie familiale et professionnelle est évoquée, elle se traduit par l’adoption de mesures au profit des mères ayant un emploi pour compenser ou tenter de neutraliser les effets des responsabilités familiales sur la carrière. Ce sont des « mesures compensatoires » qui ne visent pas « le partage de responsabilités familiales entre les femmes et les hommes », poursuit Annie Junter-Loiseau.
D’autres études et recherches ont suivi celles d’Annie Junter-Loiseau. Citons par exemple l’article « Conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, les leçons des enquêtes auprès des ménages » de Hélène Garner, Dominique Méda et Claudia Senik, publié en 2005 ; le « Rapport de l’étude sur la conciliation travail-famille des femmes et des hommes fonctionnaires au Maroc » ; « La conciliation vie privée-vie professionnelle des gestionnaires hommes et femmes : le cas d’une société de transport québécoise » ; ou encore « Conciliation vie familiale et vie professionnelle par les femmes travaillant dans le secteur public de la santé à Lomé : quelles stratégies d’adaptation ? »
Dans ces différents articles, la conciliation vie pro/vie perso s’étudie sous le prisme de la « vie familiale » dans un contexte de couple hétérosexuel avec ou sans enfants. On se place généralement dans une approche économique et stratégique : les femmes apportent beaucoup à l’entreprise et à la société, alors ne les négligez pas. Mais ces études montrent aussi comment est perçue la charge de la conciliation. « Liff et Ward (2001) observent en effet que les hommes ont tendance à exprimer le regret de ne pas pouvoir voir davantage leur(s) enfant(s) alors que les femmes s’épuisent à essayer de jouer simultanément les deux rôles, à savoir celui de mère et celui de salariée. »
Les modèles non hétéronormés sont très peu étudiés. Les modèles queers quasi inexistants. Certaines situations familiales particulières sont parfois évoquées, comme par exemple une femme sans enfant ou un homme veuf, qui peuvent être à l’origine d’une problématique de gestion de leurs temps perso/temps de travail différent. « Toutefois, les femmes qui n’ont pas de contraintes familiales continuent d’être considérées comme des mères potentielles à qui des responsabilités parentales seront un jour attribuées, ce qui pourrait constituer un obstacle à leur volonté de s’investir davantage dans leur carrière (Lee, 1998). »
Si une femme n’a pas d’enfants, cela signifie qu’elle peut entrer dans le game des gros bonnets, travailler tard, les week-ends, et donc sacrifier sa vie personnelle pour sa vie professionnelle : « Selon une étude réalisée par Grodent (2009) auprès de femmes occupant un poste à responsabilités dans le domaine de la finance, les femmes sans enfant peuvent se permettre davantage de travailler tard et les week-ends. Aussi, si elles envisagent aisément la vie de couple, elles ont plus de difficultés à imaginer fonder une famille. Selon elles, il faut pouvoir faire des choix et il est impossible de mener de manière optimale et de front vie familiale et carrière. »
Dans l’article « Maudite conciliation » écrit par Hélène Périvier et Rachel Silvera, publié dans Travail, genre et sociétés en 2010, les autrices écrivent : « L’expression même ne va pas de soi, tant l’image qui lui est bien souvent accolée est celle de la conciliation du « rôle de mère » et de « travailleuse ». Certes, les statistiques indiquent qu’encore aujourd’hui c’est bien aux femmes, (en tant que mères, grands-mères, filles ou belles-filles), qu’incombe ce numéro d’équilibriste. » La conciliation est donc entendue comme les arrangements qui permettent aux femmes de mieux articuler leur temps. Car « malgré certaines velléités paternelles, la norme de Monsieur Gagnepain contribue à renforcer l’assignation des hommes dans la sphère professionnelle. »
Toujours plus de flexibilité
En 1995, l’Institut universitaire européen de Florence organise un Forum européen « Genre et emploi du temps ». C’est dans ce cadre que Annie Junter-Loiseau et Christa Tobler mènent une recherche sur « l’égalité des chances et la négociation collective en Europe ». Après étude des usages et des politiques menées, les travaux ont mené à cette hypothèse : « La conciliation procède, moins d’une révolution dans l’approche des temps sociaux, que d’une nouvelle manière de nommer les inégalités temporelles entre les hommes et les femmes dans la famille et le travail. Loin d’être une révolution temporelle, elle serait une métaphore des discriminations. »
Selon Annie Junter-Loiseau, la conciliation a de plus ses limites puisqu’elle « laisse sur la touche ceux qui ont une famille et pas de travail et ceux qui ont un travail et pas de famille. Elle véhicule de façon sous-jacente une représentation univoque du travail et de la famille qui semble décalée par rapport à la réalité. »
Pour répondre aux enjeux de « la femme sur le marché de l’emploi », les années 1980-1990 ont pavé la voie de la généralisation de la flexibilité et du travail précaire. L’équation fut complexe, mais simple. Prenons une femme qui a un ou plusieurs enfants, essayons de la mettre sur le marché de l’emploi, mais faisons en sorte qu’elle puisse tout de même continuer à s’occuper de la maison. Eureka : le temps partiel et les contrats courts sont une aubaine.
Annie Junter-Loiseau en conclut dès 1999 que la conciliation « renforce la liste des arguments en faveur de la flexibilité et évite aux partenaires sociaux d’avoir à s’interroger sur le sexisme de certaines options temporelles. » Elle écrit également : « Là où le recours à la conciliation devient problématique, c’est quand elle est présentée comme susceptible de résoudre les inégalités dans l’emploi qui touchent les femmes, et en particulier les mères. […] La question de l’articulation des rapports entre les hommes et les femmes dans l’espace privé, professionnel et public n’est pas réductible à une question d’organisation ou à une quête de temps qui se satisferait d’une approche instrumentale, c’est une question politique et sociale majeure. »
Aujourd’hui comme hier, l’idée n’est pas d’être sur la voie du bien-être en tant qu’humain, mais du bien-être en tant qu’être performant et productiviste. Bien organiser sa vie pour mieux travailler et mieux être exploité.
Concilier quoi exactement ?
Dans les discours de la conciliation, on sait qu’on doit concilier la vie professionnelle, mais on ne sait pas bien avec quoi on doit le faire : la vie perso ? la vie privée ? la vie familiale ? À quoi correspondent ces notions ? Selon les points de vue, on parle de « temps personnel », de « temps familial », parfois de temps personnel qui inclut le temps familial.
Mais ce qui est tue, passé sous silence ou tout simplement ignoré, ce sont les temps où la conciliation n’existe pas ou ne peut pas exister : le deuil, les ruptures, les maladies. Il n’y a pas de conciliation possible lorsqu’il s’agit de s’occuper de sa santé mentale et physique.
Ces aspects-là de nos vies d’êtres humains ne sont toujours pas une priorité du quotidien. Tandis que les femmes sont en train de rattraper – seules – des siècles d’oppressions, les hommes sont dans leur grande majorité restés au même stade : pourquoi se remettre en question quand le système fonctionne pour soi ? On aimerait ne pas tomber dans une espèce d’attaque unilatérale contre eux, mais voilà, ils font partie du problème et sont encore trop peu nombreux à vouloir faire partie des solutions. Le rapport de force est toujours déséquilibré.
La conciliation vie pro-vie perso n’est pas féministe. Elle est un nouvel outil du capitalisme pour nous faire dévier de nos trajectoires simples de vivre sans les contraintes imposées par une vision productiviste de la société. Et si la conciliation, la vraie, était de pouvoir avoir la liberté de choisir et d’organiser ses temps de vie en s’intégrant dans un commun équitable ? Et si la société faisait en sorte que les personnes qui ont fait le choix d’avoir des enfants puissent être soutenues ? Et si les personnes qui n’en veulent pas puissent tout de même choisir de ne pas être au travail pour « servir » la société ? Je suis privilégiée puisque je me sens comblée dans ma vie, celle qui mélange le pro, le perso, l’intime, le politique, l’inévitable, l’impondérable, la santé mentale et les loisirs… Mais jamais, au grand jamais, je n’ai eu besoin de « concilier ». Alors comment faire pour que cela ne soit plus l’exception ?