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« Je suis très heureux, elle est très amoureuse de moi »

Qui parle d’amour au travail ? Qui se sent à son aise pour commenter son histoire amoureuse afin d’en donner une belle image ? Dans cet article, il sera question d’un moment très singulier dans la vie d’un homme ou d’une femme : celui qui suit la rupture, et de la manière dont cette expérience intime, qu’elle affecte une vie durablement ou légèrement, est racontée. Quelle image parvient-on à donner de soi quand on quitte quelqu’un·e qu’on a aimé·e longtemps ? Quels sont les mots qu’on glisse à ses collègues ou les efforts incommensurables qu’on s’efforce de produire pour garder la face ? Comme l’ont montré Hélène Molinari et Marta Luceño Moreno, l’appel constant à la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée est une obligation – et rarement une volonté – de tisser des fils entre deux sphères séparées de l’existence. Concilier est à la fois une affaire de séparation maintenue et une affaire de transfert réussi entre la vie privée et la vie professionnelle. Pour bien concilier, il faut maitriser ce qu’on fait passer de la sphère privée à la sphère professionnelle. Certains transferts sont socialement acceptables, d’autres non. Mieux vaut maitriser la technique et assurer le bon dosage de ce qu’on dit et de ce qu’on ne dit pas.

© Caroline Glorie

Dire ou ne pas dire

Ne pas avoir le chagrin qui colle au visage, rester bien droit quand à l’intérieur tout vacille, tenir le masque, être mangé par l’angoisse mais faire belle figure… Ces opérations ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont nécessaires. Elles sont cependant très inégalement réparties entre les genres. Non pas la volonté de garder pour soi les bouleversements de la vie privée, mais les manières d’y parvenir. En effet, les femmes et les hommes n’ont pas les mêmes ressources lorsqu’il s’agit d’assumer une rupture.

Se séparer, divorcer, changer de couple, tomber amoureux sont devenus des choses banales, qui arrivent souvent et occupent une grande partie du temps. Il vaut la peine d’y prêter attention car les séparations et les divorces sont des grands moments d’inégalité entre les genres. Tout d’abord s’y jouent de fortes inégalités économiques, comme l’ont montré Céline Bessière et Sylvie Gollac dans Le genre du capital, ainsi que Titiou Lecoq dans Le couple et l’argent et dans son podcast Rends l’argent. Les séparations et les divorces sont aussi des temps lors desquels de très grosses décharges de violences touchent les femmes et les enfants. On peut lire à ce sujet : « Les violences conjugales post-séparation et le devenir des femmes et des enfants » de Patrizia Romito. Notre société tolère ces moments de violence, elle s’en accommode et demande aux femmes et aux enfants de faire avec.

Dans ce texte, j’interrogerai ce qu’on dit après une séparation. Quelle image donne-t-on de soi ? Que dit-on de soi ? Ces questions d’images et de discours font partie du même ensemble que les inégalités économiques et les violences physiques et psychiques : le continuum des violences contre les femmes. Cette notion a été forgée par la sociologue Liz Kelly afin d’analyser les violences domestiques en les inscrivant dans un système plus large de violences. D’un bout à l’autre de ce continuum, la violence prend des formes différentes mais elle a toujours pour but d’assurer l’oppression des femmes. Il faut en analyser toutes les formes, même les plus subtiles. Rose Lamy donne un bon exemple du fonctionnement de ce continuum. À travers son analyse des « bons pères de famille », elle rend compte des systèmes d’alliances qui protègent les comportements masculins violents : certaines paroles d’hommes puissants légitiment les comportements de, potentiellement, tous les hommes. Autoriser des paroles dénigrantes, autoriser le mépris public à l’égard d’un féminicide, discréditer les accusations portées sur tel ou tel acteur en vue… cela fait partie d’un continuum qui autorise les rapports de domination.

Je m’intéresserai aux discours que les hommes portent sur eux-mêmes parce qu’ils sont si différents de ceux des femmes. Est-ce le reflet du caractère ? Est-ce une aptitude personnelle à « rebondir » ? Oui et non. Oui : chacun réagit comme ielle le peut. Mais non : c’est avant tout une capacité sociale qui diffère selon qu’on soit un homme ou une femme.

Une méthode féministe

Dans Le genre du capital, Céline Bessière et Sybille Gollac font un geste scientifique très intéressant. Les deux sociologues montrent que les inégalités matérielles entre les hommes et les femmes sont particulièrement injustes et fortes lors des divorces et des héritages, c’est-à-dire précisément quand des professionnels sont présent·es (avocat·es, notaires, comptables). C’est lors de ces moments où l’on fait des calculs et où on parle de la rétribution de l’argent que se jouent des inégalités systémiques, répétitives, banalisées car les calculs sont biaisés et les rapports inégaux. Céline Bessière et Sybille Gollac appellent cela la “comptabilité inversée” : “En matière de succession comme de liquidation du régime matrimonial, la pratique de la comptabilité inversée est l’instrument qui permet aux notaires, en collaboration avec les avocat·es dans le cadre des divorces, de mettre en conformité avec le droit les arrangements économiques inscrits dans les stratégies familiales de reproduction”. Il n’y a au fond rien d’étonnant à ce que les inégalités aient lieu là ou tout a l’air normal…

Je voudrais faire une opération du même type : aller voir là où on pense que tout est normal et qu’au fond, il n’y a rien à dire ni à faire. Ce qui m’intéresse ce sont les poches d’habitudes, les manières de faire du plus grand nombre, cette couche épaisse de la normalité qu’il faut traverser si on veut défaire l’inégalité. Il me semble dont nécessaire de prêter attention à comment les hommes parlent d’eux-même, surtout quand il est question d’amour romantique. En effet, l’amour romantique masque le continuum des violences faites aux femmes et les manières qu’ont les hommes de parler d’eux sont exemplaires de ce masquage.

L’idée que l’amour romantique est un lieu de domination n’est pas nouvelle dans les études féministes. Dans La dialectique du sexe, Shulamith Firestone écrit que “La civilisation (masculine) a été construite sur l’amour des femmes, et à leurs dépens”. Pascale Noizet le montre aussi dans L’idée moderne d’amour. Dans ce livre, elle soutient que l’amour romantique est un opérateur de brouillage et qu’il “permet” aux femmes d’intérioriser le conflit. Enfin, des textes récents, comme Réinventer l’amour de Mona Cholet et Le cœur sur la table de Victoire Tuaillon insistent sur le réinvestissement politique et féministe de l’amour romantique. Quand Victoire Tuaillon parle d’une “révolution romantique” (avec Lauren Bastide pour le podcast de celle-ci, “La poudre”), c’est bien pour que change notre rapport à l’amour. Les féministes font le job. En même temps, certains hommes font un usage très rentable de cette révolution romantique…

Attitude et image de soi

Il est question ici d’une certaine attitude masculine qu’il est possible d’appréhender par des petites phrases, des petites indications qu’on donne à propos de soi, avec ou sans finesse. Prenons quelques exemples, certes des clichés, mais fiables. La plupart des femmes parlent à leurs ami·es de leurs peines de cœur alors que les hommes ne se confient pas. Le silence des amitiés masculines est une chose bien mystérieuse. Les femmes séparées vont prendre plus de temps pour se remettre en couple, surtout si elles ont des enfants ou des parents à charge ; tandis que les hommes séparés ne restent pas très longtemps seuls. À vrai dire, il est rare qu’un homme quitte une femme et décide de rester seul. Très souvent, il est déjà avec quelqu’une. Dans les séries américaines on trouve des personnages masculins célibataires et séduisants mais, dans la vraie vie, cela n’arrive presque jamais. Est-ce un hasard ? Un choix individuel ? On peut faire l’hypothèse que ce refus masculin du célibat est le signe d’une intégration extrêmement forte de la norme sociale. C’est un fort aveu de faiblesse que d’être célibataire par choix, et la réussite sociale ne s’en accommode pas bien. Comment l’expliquer ?

Prime à la relation amoureuse

La relation amoureuse – l’amour – est loin d’être un enjeu secondaire dans la manière dont les hommes se positionnent les uns vis-à-vis des autres. Si l’amour semble appartenir à la sphère privée, il faut pourtant constater son impact sur la vie publique : l’amour est un lieu de réussite de soi. La culture occidentale s’est construite, entres autres, autour de l’idée d’autonomie et du développement du sujet. L’amour est progressivement devenu un lieu essentiel de l’expression de soi et de l’autonomie. Le mariage d’amour en est un bon exemple : choisir l’objet de son amour revient à exprimer une part d’autonomie par rapport à sa famille ou à des schémas sociaux préétablis. La sociologue Eva Illouz a montré, dans Les sentiments du capitalisme, la survalorisation des relations amoureuses à l’époque actuelle. Aujourd’hui tout particulièrement, l’amour est un signe de réussite.

© Caroline Glorie

Les hommes romantiques

À une époque où l’amour est un espace de réussite de soi, la manière dont on parvient à en parler compte beaucoup. Il faut trouver la bonne façon de se mettre en scène en amour, en séparation ou en plein divorce. Et les hommes qui changent de couple réussissent assez bien à se mettre en scène. Un homme divorcé apparait comme un nouveau venu sur le marché de la séduction, alors qu’une femme divorcée apparait comme ayant raté quelque chose. Si un homme enchaine les partenaires, ce sera un signe de virilité ; si une femme le fait, ce sera un signe de mauvaise conduite.

Beaucoup d’hommes qui se remettent en couple semblent découvrir quelque chose de radicalement neuf, et ne manquent pas de le faire savoir. Souvent, les phrases sont simples, sensibles, même belles, du genre “je suis très heureux, elle est très amoureuse de moi” ou, en cas de séparation, un simple “nous ne sommes plus amoureux”. Lorsque ces hommes traversent ces moments critiques de leur vie que sont les séparations/divorces/nouvelles amours, ils utilisent des phrases qui survalorisent l’amour romantique et composent une nouvelle stratégie discursive romantique. Celle-ci est efficace et rentable : ils donnent ainsi des justifications à leur parcours, mais plus encore, ils prennent appui sur un large système de représentations qui est à leur avantage. Quand un homme se met en couple avec une femme plus jeune, on sait intuitivement ce que cela lui rapporte symboliquement, comment cela le valorise. Notre culture cinématographique nous le rappelle suffisamment. Cela vaut aussi quand on met son couple en scène à l’aide de ces stratégies discursives romantiques. C’est peut-être plus subtil, mais c’est le même appui que les hommes trouvent dans la société patriarcale. Nous assistons à un élargissement des stratégies de réussites masculines. À côté de la performance sexuelle, on voit apparaître un modèle de réussite amoureuse. Tomber amoureux, être amoureux comme si c’était la première fois, être un homme sensible, valoriser la passion, peut-être même mettre les émotions avant le corps : tout cela fait partie d’un nouveau modèle masculin romantique. Or, si ce modèle n’est pas caricaturalement viriliste, il s’intègre cependant parfaitement dans le continuum de l’amour romantique qui autorise des rapports de domination des hommes sur les femmes.

Ne pas assumer est un défaut

Quel est précisément le problème avec ce nouveau modèle de masculinité romantique et, plus précisément, avec ces stratégies discursives romantiques ? En fait, les stratégies discursives romantiques brouillent les catégories habituelles : les hommes romantiques apparaissent concernés par les choses privées. Or le problème majeur que les féministes peuvent légitimement opposer aux hommes romantiques est qu’ils s’accommodent fort bien de la société patriarcale sans l’assumer. Il y a deux conséquences à ces stratégies discursives romantiques. La première concerne l’égalité, la seconde concerne ce qu’on a le droit de dire sur les hommes, c’est-à-dire la parole publique.

Tout d’abord, il y a un problème de justice. Que font les femmes ? Combien de machines à laver une maman solo fait-elle tourner depuis son divorce ? Combien d’heures doit-elle consacrer à la drague ? Et combien cela lui coûte-t-il ? Combien de critiques méprisantes a-t-elle essuyées si c’est elle qui a trompé son mari ? Quelle pression familiale va-t-elle subir si elle n’a pas encore d’enfants ? Nous ne mesurons pas ces peines. On le sait, les femmes sont soumises à plus d’exigences en termes de famille et d’amour. C’est pourquoi il faut mesurer et compter si on veut atteindre une égalité entre les hommes et les femmes.

Ensuite, il y a une conséquence de ces stratégies discursives sur la parole qu’on a le droit de porter sur les hommes romantiques. “On” ne commente pas l’art de tisser des fils entre la sphère privée et la sphère publique. Chacun gère comme il peut et “on” considère que quand la conciliation se traduit par l’éclaboussante joie du nouveau couple, il n’y a rien à en dire, sinon des potins. Le commentaire désobligeant, amusé, curieux ou intéressé semble être la seule parole autorisée. On en parle “à demi-mots”. Qu’est-ce qui nous retient tant ? Dans Sexe, amour et pouvoir. Il était une fois… à l’université, Valérie Lebrun et Laurence Pelletier invitent à dépasser le “prétexte de l’intime”. Elles traitent du harcèlement entre professeur·es et étudiant·es. “L’événement seul condense l’essentiel de ce que le monde veut entendre et comprendre. Or, une fois l’histoire terminée, une fois l’acte posé, qu’est-ce qui reste au-delà du silence qu’on nous a demandé de garder ?” Leur propos ne peut pas être appliqué strictement aux cas des séparations/divorces/nouvelles amours. Mais certains éléments entrent toutefois en résonance comme, d’une part, le fait qu’on s’arrête à une première couche de récit, et que celle-ci est presque pré-écrite. Les scenarii se répètent et nous y sommes habitués. C’est pourquoi la critique féministe consiste à montrer ce que ces scenarii présupposent et impliquent en termes de domination. D’autre part, ce sont des situations où l’on nous demande de garder le silence. Ce sont des situations vues et connues mais peu commentées par l’entourage. Cette répartition différenciée de la parole est un indicateur d’une normalité, d’une poche d’habitude, à questionner.

De la tromperie

De la même manière qu’on ne commente pas les stratégies discursives romantiques, on ne dit rien non plus de la tromperie. Or rien de plus banal : ces histoires courent les rues, elles envahissent les théâtres, les cinémas… Ici aussi, on commente à demi-mots, sur le mode du potin parce que nous n’avons pas à tout savoir. Et pourtant… La tromperie comme la rupture sont des zones radioactives d’inégalités : elles les amplifient.

Est-ce qu’on va continuer à trouver normal que les femmes entre quarante et cinquante ans soient massivement trompées avant d’être quittées ? Va-t-on continuer à jouer le jeu du “je n’ai rien vu, je ne veux pas savoir” ? Souvent celui qui trompe en porte mal le poids, parce que c’est difficile de garder un secret. Alors la tromperie, on finit par la montrer un peu. Que se passe-t-il alors ? Le trompeur demande implicitement aux autres de se taire, de ne pas intervenir, de ne pas dire des phrases trop dures. Les témoins considèrent que “c’est privé” et ne disent rien. Silencieusement on fait l’effort de ne pas voir.

Et que dire de la conciliation en cas de rupture ? La rupture est souvent un nouveau départ pour lui parce qu’il peut (re)mettre les compteurs de la conciliation à zéro : inventer de nouvelles manières de faire, changer de cadre de vie, changer de lieu d’habitation (parce qu’il gagne plus ou parce qu’il est à deux), il peut simplement recommencer. Alors qu’elle va avoir encore plus de mal à concilier, à tenir les deux fils, celui du privé et celui du public, sans que cela ne devienne un gros nœud.

Nous ne savons pas suffisamment de choses sur la façon dont les femmes voudraient vivre les séparations/divorces/nouvelles amours. Il y a des terrains énormes à explorer sur les manières de se séparer aujourd’hui. On ne pose pas les questions à temps, c’est-à-dire avant les décharges de violences et de peines. Il ne s’agit pas de chercher à les éviter, mais de comprendre leurs logiques, et de sortir des clichés romantiques qui font mal et qui autorisent à faire mal.

Références biblio

  • Eva Illouz, La fin de l’amour, Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Éditions du Seuil, 2020.
  • Mona Cholet, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Paris, La Découverte, coll. “Zones”, 2021.
  • Jules Falquet, Pax neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2016.
  • Pascale Noizet, L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème, Paris, Kimé, 1996.
  • Victoire Tuaillon, Le cœur sur la table, Paris, Binge Audio, coll. “Sur la table”, 2021.
  • bell hooks, La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour, Paris, Divergences, 2021.
  • Laurence Pelletier et Valérie Lebrun, « Introduction. Tuer la fiction », Martine Delvaux, Valérie Lebrun et Laurence Pelletier (dir.), Sexe, amour et pouvoir. Il était une fois… à l’université, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2015.

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