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« Concilier c’est renoncer »

« Concilier c’est renoncer »

La conciliation, loin d’être un espace d’entente entre différentes sphères, est considérée comme un éternel déséquilibre entre la sphère professionnelle et … tout le reste : la famille, les amis, le temps pour soi-même, l’engagement social et civique… la vie quoi ! Que l’on soit parent ou pas, la ligne séparant la vie pro et la vie privée s’épaissit par moments tandis qu’à d’autres elle se contracte tellement qu’elle devient imperceptible. On finit, beaucoup trop souvent, par renoncer à l’un ou à plusieurs aspects de notre vie au profit des obligations professionnelles, et la vie nous échappe, elle glisse entre les doigts. 

Les études sur la question de la conciliation de la vie pro et privée constatent que « le conflit observé entre les obligations professionnelles et les contraintes familiales tend à s’intensifier au cours de ces dernières années » Comme le rappellent les auteurs de cette étude, la conciliation est souvent définie « comme un conflit inter-rôle où les exigences des rôles issus du travail et de la famille peuvent être mutuellement incompatibles ». De nombreuses personnes rencontrées lors de cette enquête vont au-delà de cette définition en donnant une nouvelle signification à cette notion : « pour moi, concilier c’est renoncer à quelque chose : soit à quelques heures de travail soit renoncer à passer du temps avec tes enfants, c’est la première chose qui me vient à l’esprit lorsqu’on me dit “conciliation” » avoue Amélia, employée en mission à l’étranger, mariée avec deux enfants en bas âge.

Pour Amina, mère d’un enfant, enseignante-chercheuse et mariée : « la conciliation, c’est de ne pas avoir l’impression de sacrifier l’une pour l’autre. En fait, c’est ça concilier les deux, c’est-à-dire ne pas, ou ne jamais sacrifier l’une pour l’autre, ce qui est très difficile. Donc, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est justement cette question de sacrifice et d’absence de sacrifice. ». Marie, consultante en genre, mariée et maman d’un bébé, de son côté décrit la conciliation comme : « synonyme de contraintes, d’une atteinte à la liberté, de ne plus pouvoir avoir cet équilibre, de devoir négocier mon temps, trouver des solutions. Et ce n’est pas pour rien que j’ai décidé d’avoir un enfant assez tardivement, après 40 ans, parce que réellement pour moi c’est important d’avoir cet équilibre, de pouvoir faire ce dont j’ai envie, d’être libre quoi. Et finalement avoir un enfant ça remet tout en cause, tout cet équilibre. ».

Leurs définitions sont à la fois terrifiantes et complètement normal(isés) : la conciliation est majoritairement assimilée au sacrifice, à la contrainte, ou à l’atteinte à la liberté, surtout par les femmes avec des enfants. Et ce n’est pas un hasard ! Selon Ariane Pailhé et Anne Solaz « Si, au fil des générations, les mères sont plus nombreuses à travailler, la tendance ne va donc pas vers un équilibre des rôles sexués ou une plus grande égalité des sexes. Certes, les femmes travaillent, mais les ajustements, la recherche d’une flexibilité de fonctionnement, continuent à reposer sur elles et dépendent peu de leur conjoint ». Alors que pour les hommes et pour celleux qui n’ont pas d’enfants il s’agit davantage d’une question de « gestion du temps » ou « d’arrangements »C’est le cas d’Antoine, père de deux enfants en bas âge et constamment en voyage pour son travail. Pour lui, il s’agit de « concilier les agendas de la maman, du papa et des enfants.La principale difficulté est de concilier les agendas, cela demande un esprit d’anticipation et des outils adaptés (agenda partagé, par exemple). Avec le temps, l’apprentissage se fait naturellement ». L’organisation, voire l’ultra-maîtrise du temps, semble un point clé lorsqu’on aborde la conciliation : il s’agit de se coordonner, de maîtriser l’agenda, voire de ne rien laisser au hasard : « En fait, ma vie, c’est une organisation. Et c’est vraiment un truc chronométré, limite à la seconde. Tout est prévu. Ma vie, elle est réglée, vraiment » déclare en rigolant Christine, cheffe de famille monoparentale de deux enfants en (pré)adolescence.

© Caroline Glorie

En effet, ces visions de la conciliation en tant que restriction ou ultra-organisation sont, selon les parents, principalement liées à la naissance d’un ou plusieurs enfants : « En vrai, tout a été assez facile jusqu’à l’arrivée des enfants, avec mon mari on a été ensemble pendant sept ou huit ans jusqu’à l’arrivée des enfants et on gérait tout sans problème. On s’occupait de la maison le week-end, mais depuis les enfants c’est très compliqué, surtout depuis le deuxième » selon Amelia. Diverses recherches remarquent cette difficulté ajoutée lors de la naissance du premier enfant, mais aussi l’augmentation des charges au-delà de deux enfants : « L’arrivée d’un enfant marque un changement profond dans les modes d’articulation entre vie professionnelle et vie familiale. Le surplus de tâches domestiques, les impératifs liés à l’éducation des enfants, les nouvelles contraintes horaires, conduisent à une réorganisation des temps de vie, qui touchent particulièrement les femmes. »

Au-delà de la parentalité, la non-conciliation remise en question

Pourtant, tout en ayant été maman solo (débordée bien trop souvent), la parentalité n’est pas le seul espace dans lequel la conciliation devient impossible. Une majorité des personnes vivent des moments de non-conciliation totale, même sans avoir de progéniture. Toutefois, deux tendances s’entremêlent : #1 le fait de sous-estimer notre charge avant la naissance, une fois que nous sommes parents. Le chamboulement peut être tellement fort qu’on finit par penser, à tort, qu’une vie sans enfant(s) est “en soi” conciliable ! #2 le fait d’appliquer ce filtre réducteur aux personnes qui n’ont pas d’enfants ou de personnes à charge.

Au même titre que Carla, qui constate la présence de difficultés avant la parentalité, d’autres personnes sans descendance nous rappellent à quel point la problématique de la non-conciliation dépasse largement le cadre de la parentalité et est devenue le quotidien de beaucoup de travailleur.se.s : « je n’ai jamais pu réconcilier ou trouver l’équilibre entre ma vie privée et ma vie professionnelle. C’est toujours soit l’une soit l’autre. Quand je travaille, je suis tout le temps débordée, à la limite épuisée, je manque toujours de sommeil, quasiment je ne vois pas la famille, parfois je reste très longtemps sans voir des amis ou même pour passer du temps toute seule pour me reposer, me relaxer. Donc quasiment ma vie sociale n’existe pas quand je suis concentrée sur le travail » explique Salma, jeune entrepreneuse. En lisant Carla et Salma, on peut faire déjà un premier constat : certains domaines ou métiers sont fortement prédisposés à la surcharge de travail. L’expérience de Francis le confirme également. Toutefois, ce manque endémique de temps pour soi, ce surinvestissement dans le travail est le symptôme d’une problématique majeure : la précarisation et l’instabilité de l’emploi. Plusieurs enquêté.e.s pointent également des disfonctionnement en lien avec la vision entrepreneuriale actuelle, marquée par la primauté du business face à l’humain : « Aucun respect en tant que femme et en tant que mère, la production est primordiale, aucune excuse n’est valable, il faut atteindre les objectifs à n’importe quel prix » s’insurge Stéphanie, jeune maman d’un enfant. Francis avoue également que cette problématique l’a suivi tout au long de sa carrière : « la production a toujours primé dans la majorité de mes expériences professionnelles ».

Lise, jeune en reconduction de carrière, pacsée, sans enfants, n’hésite pas à remettre ce système en question : « J’en ai bavé bien sûr parce que le monde professionnel est régi par le capitalisme et des exigences de résultats complètement absurdes. Le fait de ne pas avoir d’enfants ne fait pas de nous de la main d’œuvre plus malléable. Là tu vois, je dois bosser de 10h à 19h et je trouve ces horaires complètement absurdes. Je n’ai plus le temps de rien. Heureusement j’ai trois jours libres : samedi, dimanche, lundi. Mais en fait, le fait de ne plus pouvoir organiser mon temps comme je le souhaite, ça m’oblige à « profiter » le week-end. Chose que je trouve absurde, je ne suis plus maîtresse de mon temps et je dois accepter que l’entreprise dicte mes moments « à moi ». C’est un absolu non-sens selon moi. Tout ça pour quoi ? ».

La précarité, les horaires rigides et l’exploitation à l’intersection du genre et de la situation familiale représentent, sans doute, un point central pour comprendre la problématique de la non-conciliation dans notre société actuelle. D’ailleurs, une des critiques majeures qu’on adresse au concept de « conciliation » dans le milieu féministe est que « ce terme revêt une image positive, harmonieuse, relayée dans l’expression anglo-saxonne de work-family balance, qui masque les difficultés, les renoncements et compromis que la gestion des temps familial et professionnel implique »[4] mais également l’absence de critique radicale du système général dans lequel ce concept se développe. Seulement certaines catégories jouissent de certains « arrangements » pouvant faciliter un équilibre précaire. Alors que ce genre d’arrangements devraient être considérés comme la base, et être davantage élargis à d’autres contextes, pas uniquement dans le cas de la parentalité, la maladie ou le décès, ils ne sont pas répandus dans toutes les couches de la société et celleux-ci qui ont moyennement accès se considèrent elleux-mêmes des « chanceux.ses », comme Juliette, mère d’un enfant travaillant dans une ASBL : « Donc, moi, mes principales difficultés de conciliation par rapport à mon milieu professionnel, à ce niveau-là, je pense que j’ai quand même eu énormément de chance. Parce que je suis dans une entreprise qui laisse vraiment la place à ce genre de choses. Je m’estime heureuse du fait qu’on laisse la place à pouvoir partir plus tôt pour aller chercher ton enfant. Ou, si ton enfant est malade, de pouvoir prendre un moment pour rester avec lui ou pour l’occuper une journée avant qu’il ne puisse retourner à la crèche. Ce genre de choses, c’est tout à fait acceptable dans mon milieu professionnel actuel. Et donc, je me considère comme chanceuse de bénéficier de ça. Par contre, ce qui est un peu moins drôle, et là où j’ai dû faire des conciliations, c’est le fait que ce n’est pas parce que tu prenais du temps que le travail était fait à ta place ».  

Si concilier est une chance, ce n’est pas de la conciliation, surtout lorsque cette conciliation comporte une surcharge structurelle qui s’accumule au fil du temps, provoquant bien trop souvent des burnout parentales et professionnels. Natalie, célibataire sans enfants, a fait l’expérience du burnout après une période d’accompagnement vers l’euthanasie d’une proche, qui n’a pas été respecté par son employeur : « La santé mentale en général et celle liée à la balance pro/privé arrive petit à petit à se faire une place dans la société, idem dans mon entreprise. Les chiffres des dernières années montrent un absentéisme lié au burnout et à l’épuisement assez important (20% de burnout pour la même fonction que moi) ; ils commencent à se rendre compte qu’un travailleur heureux = plus bénéfique, en favorisant télétravail, horaires flexibles, et plus d’autonomie et de confiance. Dans mon département, on demande aussi à ne plus s’appeler sur nos portables pro après 17h. Différents congés thématiques pourraient être une très bonne solution mais qui oserait les prendre sans avoir peur d’être mal vu quand on évolue dans une culture d’entreprise masculine et qui favorise le profit sur l’humain ? Ce sont les mentalités qui doivent changer »

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