Ce dossier sur la conciliation a eu un effet particulier pour La Bâtarde. Chacune de nous s’est trouvée comme « en jeu » dans les enquêtes, les témoignages, les textes à lire. Nous avons expérimenté les attentes de la conciliation, voire nous avons dépassé nos propres limites vis-à-vis de la conciliation en faisant ce dossier. Il y a eu une effet libérateur à prendre ces questions en charge, collectivement. Nos discussions, nos encouragements à l’écriture, nos relectures ont nourri nos textes et nos perceptions.
Il a été crucial pour nous d’entendre d’autres voix remettre en question ce système : des intervenant.e.s ayant participé à l’enquête, des autrices et des auteurs d’ouvrages, d’articles scientifiques, de podcasts, de BD, et un nombre incalculable de ressources. Elles permettent de croire que la « déconciliation » peut être réfléchie collectivement et que nous ne sommes pas les seules à regarder le problème en face, à défier ces soi-disant politiques de conciliation féministes qui rafistolent le système sans s’y attaquer profondément. Car les problématiques soulevées par les inégalités d’accès à l’emploi, la répartition de tâches genrée quant au care, l’exploitation économique, la suprématie de la production et du capital sur les soins et l’humain ne sont pas anecdotiques. La chercheuse Raquel Sivera, dans son article sur la reconnaissance du travail du care rappelle un point fondamental de nos analyses : « Le partage du travail domestique et familial reste un combat pertinent et évident, qui n’efface pas la nécessité de défendre la place des femmes sur le marché du travail. Bien évidemment, les combats pour l’égalité au travail (rémunéré) entre les femmes et les hommes sont loin d’être aboutis (égalité salariale, revalorisation des professions féminisées, mixité des formations et métiers, lutte contre la précarité et le sous-emploi, etc.). Mais les deux dimensions de « la maudite conciliation » entre vie professionnelle et vie personnelle sont d’actualité et inséparables. D’ailleurs les appels de ces dernières années à la grève féministe, très suivie notamment en Suisse ou en Espagne, ne portent pas seulement sur la grève du travail domestique. Des millions de femmes ont cessé le travail professionnel, entravant ainsi le fonctionnement économique de leur pays, pour le partage des tâches domestiques, mais aussi l’égalité salariale, les conditions de travail et le droit à l’emploi. » (Faisons la grève d’ailleurs !)
Même au sein de la culture pop, on commence a entrevoir des critiques vis-à-vis des rôles féminins et les canons établis. Prenons juste deux exemples. D’abord, celui de la youtubeuse Shera et son invitée Zahia Delhar dans l’épisode intitulé « C’est quoi être une fille facile ? ». D’après elles, les femmes se sont « mises dans la merde en 2023 » car le stéréotype n’est plus seulement celui de la « bonne femme » qui t’attend à la maison avec sa manucure parfaite, le diner prêt, les enfants propres et le sourire aux lèvres, maintenant elle doit aussi payer la moitié du loyer, des factures et faire ses huit heures au boulot. Il y a ensuite l’exemple incontournable des trois chansons post-rupture de Shakira (après que Piqué l’a trompée avec une femme dans la vingtaine) avec notamment sa phrase : « Las mujeres ya no lloran, las mujeres facturan » [ndlr: les femmes ne pleurent plus, elles facturent] en faisant référence à la façon dont elle est en train de gérer son divorce. Après leur sortie, elle fait face à de vives critiques qui lui reprochent de tirer profit de cet événement. Shakira a cassé non seulement des stéréotypes quant à la gestion de la rupture par les femmes, mais elle a aussi confisqué et intercepté la « parole masculine » de Piqué qui visait à justifier son nouvel amour publiquement – stratégie développée dans l’article « Je suis très heureux, elle est très amoureuse de moi ».
Toutes les participations à démolir les idéaux qui se cachent derrière cette « maudite conciliation » sont les bienvenues : des grèves, des ouvrages, des chansons, des alternatives personnelles, etc. Continuons à nous poser des questions sur les politiques de conciliation ayant tendance à continuer de favoriser la prise en charge féminine du care avec des congés ponctuels, qui n’apportent pas des solutions de garde accessibles, qui ne permettent pas aux personnes sans enfants de prendre aussi soin d’elles et de leur santé mentale, etc.