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Une bâtarde a lu : « Inquiétance du temps »

Le second tome de Chronique des sentiments est une grosse brique de papier souple, rayurée de blanc, qui plie quand on la porte à une main. Les 327 petits récits laissent le plaisir de commencer – puis de reprendre – la lecture au gré des pages, là où le livre s’ouvre, là où l’œil est attiré par une image.

Alexander Kluge propose d’entrer dans un monde, d’entrer vraiment. L’auteur crée un espace où les éléments du quotidien sont liés aux événements historiques – qui sont eux aussi décrits comme les événements d’un quotidien – : les résolutions d’une vieille femme de Bavière (un peu folle, pensent ses voisins), l’enterrement maritime de Ben Laden, la condamnation d’une femme savante et têtue à l’époque des Lumières… Kluge relie ces éléments, apparemment dispersés, par les fils de l’imaginaire, de la suggestion ou encore de la blague. Samir Boumediene, (auteur de La Colonisation du savoir, 2016), de passage à Liège, nous disait qu’on pourrait dire et voir les choses de la façon suivante : depuis le XVIème siècle, le pouvoir n’a cessé de chercher à faire en sorte que les gens aient de moins en moins de prise sur leur monde. Par le biais notamment de la standardisation des gestes médicaux ou de la rationalisation des cosmologies anciennes, se mettent alors en place des entreprises qui visent à une réduction des capacités d’action. Peut-être que le XVIème siècle n’est pas si loin et que cette histoire de monde nous concerne. Samir continuait à jouer avec les mots : la mondialisation, c’est ça, « de moins en moins de monde ont un monde. Elle serait mieux nommée la démondialisation ».

Or c’est sans doute cela qu’Alexander Kluge cherche à faire : donner les moyens de se sentir quelque part. Il accroche nos émotions et sentiments, il harponne notre colère et beaucoup de notre curiosité. Faire éprouver une histoire, une expérience, faire émerger au cœur de l’individu quelque chose de triste ou de joyeux, comme point de départ, comme un coup dont le corps se souvient, comme un résidu qui ne part plus. Quand on lit Inquiétance du temps, les premières impressions sont étranges, on ne comprend pas directement, on se dit que c’est un peu mal traduit, on est un peu gêné par cet humour acide – vraiment, il rit de ça ?

Kluge raconte. Il ne cesse de raconter. Comme Svetlana Alexievitch, (prix Nobel de littérature et auteure, entre autres, de La Fin de l’homme rouge, 2013) qui fait parler les femmes revenues muettes des champs de bataille, Kluge fait parler des personnages et des événements sans importances, les petites mains de l’histoire, les femmes du monde sans monde. De brefs récits de vie, dramatiques, cyniques, tortueux. Des vies de dominées. À lire ces pages, la peau se hérisse, le ventre se noue, pas facile de vivre quand on a un fort caractère, quand on voudrait vraiment une autre vie que celle qu’on nous a assignée, quand on ne se laisse pas faire, quand on gueule, quand on remue, quand on en arrive même à faucher sa propre vie…

Inquiétance du temps, le second tome de Chronique des sentiments, d’Alexander Kluge est paru chez P.O.L en 2018. L’édition est dirigée par Vincent Pauval. Les textes ont été traduits de l’allemand par Anne Gaudu, Ksa Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval.

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