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Une bâtarde a lu : « Noire n’est pas mon métier »

Illustration de Justine Sarlat

Après le mouvement #MeToo et les révélations de harcèlement sexuel médiatisées d’abord par le milieu du cinéma, Noire n’est pas mon métier continue l’exploration du métier d’actrice par le prisme racial en donnant la parole aux femmes noires, largement exclues du débat.

Le blanchiment de #MeToo

Si peu d’entre nous le savent, la personne à l’origine du mouvement #MeToo n’est pas une actrice d’Hollywood, mais l’activiste et travailleuse sociale afro-américaine Tarana Burke. Originaire de Harlem, cette militante travaille notamment autour de questions de santé avec des jeunes femmes issues des populations new-yorkaises marginalisées. Elle même « survivante » d’une agression sexuelle, elle lance en 2007 le « Me Too Movement » destiné à apporter un soutien aux victimes d’agression sexuelles dans les quartiers précarisés.

Le fait que ce soit des actrices qui aient fait connaître le hashtag et la reconnaissance tardive (quand elle existe) du travail de Tarana Burke vient souligner l’invisibilisation répétée des femmes non blanches et de leur travail, y compris dans les mouvements féministes dits mainstreams.

Le droit à l’existence culturelle

Paru en mai 2018, ce recueil de 16 témoignages d’actrices noires ou afrodescendantes pallie ainsi ce silence en dépeignant au travers d’anecdotes et de récits à la première personne ce que signifie être une actrice noire en France aujourd’hui. Ces actrices y racontent les inégalités salariales qui plus qu’une réalité bien ancrée pour les femmes, varient avec le degré de pigmentation de leur peau et le lissage de leurs cheveux.

Elles évoquent aussi l’exotisation quotidienne voire l’agression des corps noirs, supposés lascifs et disponibles, et l’impossibilité pour elles d’incarner l’universel à l’écran.

Au fil de la lecture, on arpente les décors d’un cinéma français réactionnaire, dont le manque de diversité des rôles proposés aux femmes noires rappelle qu’elles sont souvent réduites à leur couleur de peau.


«Parce que, pendant des siècles, cette couleur de peau était aussi celle des esclaves, des colonisés, parce qu’elle reste un fantasme exotique ou qu’elle renvoie à une classe sociale pauvre, il faudrait qu’elle raconte encore et toujours cela au cinéma. »

Rachel Khan

Ce cinéma qui reconduit de nombreux archétypes quitte à déformer la réalité, s’explique par le fait que les rôles plus complexes désignent souvent de manière tacite dans les scénarios, des personnes blanches.

A travers ces trajectoires individuelles, on entrevoit les obstacles qui émaillent la profession lorsqu’on est une femme et noire, depuis les écoles jusqu’aux castings. On accompagne ces actrices qui interrogent par leur expérience, le droit à l’existence culturelle des communautés afrodescendantes, tout comme des autres immigrations postcoloniales.


« Les décennies d’immigration des populations africaines ou asiatiques, ou de migration des ultramarins sont à opposer à l’image d’Epinal d’une France qui se vit souvent comme exclusivement blanche et ignore sa part de métissage, tant dans les manuels scolaires que dans les fictions qu’elle produit.  »

Aïssa Maiga


Les narrations façonnées par l’industrie du cinéma seraient révélatrices de tensions qui dépassent le terrain artistique. « J’observe plutôt l’absorption inconsciente d’une norme, d’histoire coloniale qui façonne toujours nos esprits, trois générations après les luttes et guerres d’indépendance des pays anciennement colonisés, écrit Aïssa Maïga. […]»

Exister, mais à quel prix ?

Refuser de se voir enfermer dans des rôles où elles sont attendues peut, dans ce contexte, s’apparenter à une forme de résistance politique, même si le manque de visibilité demeure un véritable problème. Le fait d’exister dans les médias et d’être représenté.es comme individus dans leur diversité et non toujours ramené.es à leur identité raciale demeure encore largement un privilège blanc.

Les occasions d’identification sont donc très rares, or, comment se projeter dans différentes trajectoires lorsqu’on se vit à l’écran uniquement comme sans papier, femme de ménage ou prostituée ? Comment expliquer enfin, que l’on admette en tant que public, des images maintes fois rejouées, y compris quand elles sont déconnectées de la réalité ?

Le privilège de la normalité

S’il existe une production indépendante qui échappe à cette règle (on peut par exemple citer le magnifique travail de la cinéaste Alice Diop, un enjeu de représentation des personnes racisées serait de s’imposer comme norme dans le cinéma dominant, et non de rester cantonnée dans certains genres comme les “films de banlieue”, à certains rôles, ou constituer le cheval de bataille de quelques cinéastes “engagé.es”.

Cet ouvrage vient bousculer des perceptions parfois intimes, de ce qu’on admet soi-même au quotidien comme invisibilisation ou caricature, y compris lorsqu’on est soi-même une personne racisée. En ouvrant la voix* sur leurs conditions de travail, ne serait-ce que dans un milieu aussi privilégié que celui du cinéma, ces femmes se réapproprient la narration et questionnent un imaginaire culturel qui a souvent manqué d’évoluer avec l’histoire complexe de la France.  

En plaçant les corps des femmes noires dans le débat public, Noire n’est pas mon métier montre l’urgence à faire exister dans nos fictions ces corps trop peu montrés. Cette lecture complète avec justesse (l’indispensable) “Décolonisons les arts !”, signé par une quinzaine d’artistes, qui décrit la colonialité à l’œuvre dans la culture et les arts en France. Et appelle à repenser en profondeur le champ artistique afin de lui permettre de (re)gagner une portée subversive.  

Noire n’est pas mon métier est paru chez Seuil en mai 2018

Pour approfondir le sujet :

  • Voir aussi le documentaire Ouvrir la voix, d’Amandine Gay
http://ouvrirlavoixlefilm.fr/
  • l’ouvrage collectif Décolonisons les arts
http://www.franceculture.fr/oeuvre/decolonisons-les-arts
  • ou la série belge afroqueer Extranostro

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