Comment raconte-t-on sa douleur ou son désir sans honte, quand on n’a à sa disposition que des mots qui dénigrent son corps ? L’aventure japonaise du manuel féministe Our Bodies,Ourselves nous parle du rôle que le langage joue comme arme de défense de nos corps et nous emmène dans une librairie féministe, devenue fabrique de résistances.
Nombreuses sont celles au Japon qui se souviennent de la librairie des femmes Shokado à Kyoto. Épicentre féministe de la région du Kansai depuis les années 1970, le lieu fait se croiser des féministes de tous horizons, dans une effervescence qui doit beaucoup à sa créatrice, Toyoko Nakanishi. Parmi les nombreux événements et projets que Shokado abrite, un des plus ambitieux reste sans doute l’adaptation de l’ouvrage nord-américain Our Bodies, Ourselves, désormais devenu un classique. Entre 1985 et 1988, au 2ème étage de ce petit établissement, une cinquantaine de femmes s’attelle à ce vaste chantier de repenser leur corps dans une langue où les mots n’existent pas pour le raconter.
Les informations recueillies pour cet article proviennent des récits et souvenirs passionnants de certaines participantes, consignés dans divers écrits disponibles en anglais (voir générique de fin).
De Boston à Kyoto : la mise en réseau féministe
Tout débute en 1971 aux États-Unis : un collectif de femmes à Boston (le Boston Women’s Health Book Collective) porté par le mouvement de libération des femmes, publie un ouvrage qui fait l’effet d’une déflagration dans le paysage de l’époque. Our Bodies, Ourselves (OBOS pour les intimes) est le fruit du travail collectif de femmes aux parcours divers, décidées à mettre fin à l’ignorance sur leur propre corps en prenant en main leur santé et leur sexualité.
Le livre, en raison de son caractère provocant et nouveau pour l’époque s’arrache, se prête entre copines ou se transmet de mères en filles, avant d’être ensuite traduit dans de nombreux pays. C’est, donc, à travers l’adaptation japonaise, à la vivacité des réseaux féministes au Japon que l’on va s’intéresser.
Shokado : une librairie par et pour les femmes
Miho Ogino, éditrice et traductrice « en cheffe » du projet à Kyoto, raconte dans la préface japonaise de Sacrificing Our Selves for Love que l’aventure démarre à Chicago en 1984, quand la sociologue féministe Chizuko Ueno y découvre OBOS qui vient d’être réédité. Elle décide alors de faire part de sa découverte auprès des Japonaises grâce à une newsletter intitulée Livres de Femmes, éditée par Toyoko Nakanishi.
Cette dernière, propriétaire d’une petite librairie à Kyoto, joue en effet un rôle important dans la formation de réseaux féministes dans la région. Dans sa librairie, elle rassemble, présente et parfois même édite ou traduit, avec l’aide de nombreuses bénévoles, des ouvrages et de la documentation difficiles à trouver au Japon en ces débuts du mouvement de libération des femmes. La proposition de Chizuko, d’adapter le livre en japonais, rencontre un succès immédiat auprès des lectrices de la newsletter qui sont nombreuses à vouloir relever le défi : l’aventure peut commencer.
Malgré l’enthousiasme évident, le groupe de volontaires doit faire face à différents problèmes, à commencer par celui de trouver un.e éditeur.ice suffisament audacieux.se pour prendre le projet sous sa coupe, se souvient Miho Ogino. Il est en effet difficile de trouver un financement pour une activité de publication au Japon. Non seulement le livre est épais, mais il se confronte, selon elle, à la sexualité des femmes et à leur corps avec une franchise peu habituelle pour les standards de l’époque. Pour cette raison, la libraire Toyoko décide de le publier elle-même.
Là où se terrait la honte
C ‘est donc un groupe de femmes aux parcours et profils très différents qui se forme. Beaucoup d’entre elles sont femmes au foyer et la plupart n’a aucune expérience de traduction antérieure ou d’expertise dans le domaine médical. Leur objectif, fidèle à la brochure originale, est de contrer ce sentiment que les médecins ont le monopole des connaissances sur leur corps.
Le projet arrive dans un moment de prise de conscience : les femmes japonaises réalisent que leur ignorance sur leur corps ainsi que leur confiance aveugle dans les médecins les placent dans une situation de dépendance et d’impuissance face à leur santé. Ogino Miho et Toyoko Nakanishi évoquent dans leurs récits respectifs un événement particulièrement sordide qui a marqué les consciences. En 1981, l’hôpital d’Hiroshima fait l’objet d’un scandale lorsqu’on découvre qu’un millier d’hystérectomies (soit le fait de retirer partiellement ou totalement l’utérus d’une personne, voire plus*) ont été pratiquées sans raison (sinon par intérêt financier), sur conseil de leur médecin. L’événement donne le signal d’alarme.
Pour Kono Miyoko, médecin ayant pris part au projet d’adaptation, « quand les femmes qui souffrent peuvent parler ensemble, elles réalisent que les difficultés qu’elles endurent sont partagées par d’autres, et qu’elles peuvent tirer du courage de ce savoir. […] C’est pourquoi les femmes doivent […] parler avec celles qui leur sont proches et des femmes d’autres générations. C’est une des leçons que nous enseigne clairement Our Bodies, Ourselves », écrit-elle dans la préface du livre.
Inventer les mots pour se libérer
Comment éduquer les femmes à leur corps afin de questionner leurs diagnostics ? Un des premiers défis, selon Ogino et Toyoko, réside dans la langue japonaise elle-même. Si les féministes japonaises ont toujours été conscientes de l’importance du langage, elles se confrontent dans le travail de traduction à des problèmes très concrets.
Pour Toyoko, une des difficultés vient du manque de vocabulaire dont les femmes disposent pour parler de leur corps : mis à part des termes médicaux hautement spécialisés et difficiles à prononcer (quand elles les connaissent), il existe peu de mots pour décrire des douleurs ou des sensations liées à leurs organes sexuels. Une méconnaissance de leur corps, accentuée par l’absence d’un vocabulaire accessible, a pour conséquence que les Japonaises endurent parfois de terribles souffrances en silence.
Nommer pour mieux se défendre
Car le problème réside précisément dans ce qui ne peut être dit et qui reste tabou, avec des effets négatifs sur leur santé, mais aussi dans le domaine juridique. Ainsi, le viol ou l’inceste par exemple peinent à trouver place dans le débat public. Comment exprimer dans ce contexte son expérience personnelle à un avocat, un médecin ou à la police sans honte ou crainte d’éventuelles répercussions ?
Selon Ogino, les mots qui désignent les organes sexuels comprennent souvent des caractères qui traduisent la honte, la timidité ainsi que le secret, qui diffusent une image fortement négative voire honteuse de la sexualité et du corps des femmes. Leur stratégie, très provocante pour l’époque, consiste alors à rejeter le vocabulaire médical dans une démarche de réappropriation.
« Par exemple, le mot qui désigne les lèvres s’écrivait traditionnellement dans des caractères qui signifient littéralement ‘lèvres sombres/secrètes’. On a donc remplacé le caractère ‘sombre’ par le caractère ‘sexuel’. […] Poil pubien a été transformé de « poil honteux » en « poil sexuel ». Ce sont juste quelques exemples. […] On a donc placé les caractères d’origine entre parenthèses après notre ‘réinvention positive’ du mot », en accompagnant ce travail de photos, afin de traduire aussi ces termes en images, dans une visée pédagogique. Dans le cas des règles, elles décident de remplacer l’euphémisme « physiologie » souvent utilisé dans les travaux médicaux concernant les femmes par le terme plus direct et adapté « événement mensuel ». De manière plus classique, elles s’attaquent aussi aux noms de professions comme « infirmière » en favorisant des termes neutres en genre.
Comme elles s’attendent à une réaction forte de la profession médicale, elles s’appuient sur un rigoureux travail de documentation et d’interviews auprès d’associations et de professionnel.les, doublé du regard d’une gynécologue-obstétricienne respectée. Selon Ogino, elles espèrent que ce nouveau vocabulaire – sans doute pas définitif -, sera plus simple à utiliser, et servira de base concrète pour la lutte féministe, convaincues que la libération passe par une parole décomplexée sur leur corps.
Quand adapter n’est pas recopier
Si le projet consiste à traduire le plus fidèlement possible l’ouvrage originel, des aménagements sont malgré tout nécessaires en raison des différences entre les systèmes de soins, d’éducation et juridique japonais et nord-américains.
Elles conservent ainsi la structure en sections et sous-chapitres, permettant à des femmes de toute génération de naviguer facilement dans le manuel, pour trouver des questions qui les concernent. Aux thématiques aussi variées que la masturbation, le lesbianisme, la sexualité des personnes handicapées ou le viol s’ajoutent des sections spécifiques au Japon, permettant de comparer les conditions d’accès à la contraception ou à l’avortement entre les deux pays. À titre d’exemple, Ogino raconte qu’elles n’eurent pas à s’inquiéter du sujet de l’avortement, controversé dans de nombreux pays mais légal au Japon depuis 1948 afin de contrôler les naissances après la Seconde Guerre mondiale.
Les graphiques et tableaux américains sont remplacés par des informations sur les groupes actifs au Japon, dans des domaines liés à la santé des femmes. Une bibliographie reprend également les documents et publications disponibles à ce sujet en japonais.
Une des spécificités de la version japonaise consiste à ajouter une enquête d’envergure nationale, réalisée par leurs soins au sujet des maternités et cliniques obstétriques et les conditions de soins et d’accueil qu’elles proposent. Il est alors possible de voir d’un seul coup d’œil si l’institution choisie travaille ou non avec des femmes médecins, la méthode et les tarifs pratiqués pour un avortement, la position proposée (ou imposée) lors d’un l’accouchement ou encore la qualité d’information dispensée, que ce soit lors d’un accouchement ou d’une interruption de grossesse.
Pour Ogino, cette étude répond à un besoin d’informations très présent sur les conditions d’accouchement dans différents hôpitaux et cliniques, à destination des femmes fatiguées et frustrées des traitements inhumains sur la table d’accouchement de la part de médecins qui abusent d’épisiotomies par facilité médicale.
Au cours de leur travail, les participantes se confrontent aussi à leur propres réticences, comme l’exprime Kono Mioko : « Quand j’examine ces points de résistance de près, je réalise qu’elles viennent d’attitudes que j’ai intériorisées durant des années où j’ai poursuivi ma pratique de médecin sans regard critique […]. Bien que j’aie toujours cherché à être une médecin consciencieuse, en travaillant à l’intérieur du système médical et la société actuelle, je rencontre inévitablement des frustrations, et le surmenage et la nécessité de se préserver soi-même sapent mes meilleurs intentions. » (Traduction réalisée par nos soins)
Et après ?
C’est donc un livre qui a la prétention de changer la manière de vivre de ses lectrices. Un livre écrit en « nous », qui raconte les efforts d’écriture collective des femmes qui ont travaillé ensemble de manière bénévole (23 à la traduction, 25 au travail d’édition et de collecte de données, certaines étant impliquées dans les deux activités), pendant plus de trois ans.
Ogino fait le bilan. Imprimé à 6000 exemplaires en 1988, il s’épuise en moins de dix ans. Si le tirage n’est pas spectaculaire en raison de son coût, il est systématiquement envoyé dans les centres de femmes des différentes préfectures, ainsi que dans les bibliothèques publiques afin de lui garantir un accès facile auprès du grand public.
Certains passages du livre furent selon elle de réelles prises de conscience, tant certaines thématiques demeuraient dans l’ombre. Elle en évoque les effets sur le long terme, à commencer par les nombreux groupes de femmes qui se formèrent pour discuter de questions aussi variées que la pilule, l’endométriose, la ménopause ou encore la violence domestique.
L’intérêt et la visibilité croissantes de ces questions ont contribué à disperser les sentiments de honte et de secret entourant la sexualité féminine, ce qui fait que parler de leur corps ne constitue plus un tabou pour elles. Toujours selon Ogino, les nombreuses activités inspirées par la publication amenèrent des changements favorables dans la profession médicale. Certains hôpitaux prirent en considération les plaintes des femmes au sujet de leur accouchement, donnant lieu à des changements aussi concrets que des modifications dans les lits d’accouchement, la position pendant le travail ainsi que l’autorisation de la présence des conjoints.
Cette traversée du livre original des USA au Japon nous éclaire sur certaines expériences partagées par les femmes dans le monde, en dépit des différences qui les séparent. Elle met en lumière les discriminations et l’ignorance construites à l’égard des femmes et leur corps dans un contexte de sociétés capitalistes. Elle démontre aussi l’importance – comme en attestent les travaux de Kathy Davis – du travail de traduction, dans la production de savoirs et de pratiques féministes. L’adaptation japonaise est donc le fruit d’une dynamique féministe déjà installée, que le projet n’a fait qu’amplifier, lui inspirant une nouvelle méthode de partage des savoirs qu’elle s’est rapidement appropriée, avec les spécificités de son contexte.
Si on ne peut que se réjouir que l’ouvrage ait ouvert la voie à une culture de transmission entre femmes afin de construire ensemble les outils de leur émancipation, d’autres ouvrages et enquêtes récentes comme La boîte noire de la journaliste japonaise Shiori Ito nous rappellent que la publicisation de questions comme le viol et les violences sexuelles au Japon demeurent aujourd’hui encore de véritables enjeux.
Le caractère construit de l’ignorance sur le corps des femmes mis au jour par Nancy Tuana ainsi que les savoirs sans cesse occultés doivent attirer la vigilance puisque ces avancées ne sont jamais garanties. Et si la parole des concernées semble avoir été réarmée, il reste à faire en sorte que l’écoute sur ces questions le soit également.
Générique de fin
Parce que les noms comptent, quelques personnes ayant pris part à l’aventure
- Toyoko Nakanishi a rendu l’aventure possible, notamment en coordonnant toutes les membres du projet dans les années 1980. “Sans fax” rappelle Ogino, passant des coups de fils à des centaines de personnes et organisations. C’est également elle qui édite le livre (respect) et met en réseau de nombreuses femmes. Parce que les librairies, c’est la vie ! Ses réflexions reprises dans Broken silence (voir bibliographie) irriguent largement ce texte.
- Ogino Miho est une féministe universitaire à qui le présent article doit beaucoup puisqu’il s’appuie notamment sur son texte Japanese Preface : Sacrificing Our Selves for Lovedont il traduit de nombreux passages. En raison de son expérience de traduction professionnelle, elle a pris en charge la relecture des épreuves pour en vérifier la traduction avec Mioko Fujieda. Après cette expérience, elle se consacre à l’étude de l’histoire du corps des femmes au Japon.
- Dr Miyoko Kawano, gynécologue-obstétricienne, a pris la responsabilité de vérifier tous les termes médicaux et de pointer les différences entre les systèmes de santé et les différents traitements entre les USA et le Japon, histoire de contrer les attaques à venir des réacs de « la profession ».
- Ueno Chizuko, est unesociologue féministe qui a travaillé ensuite à l’université de Tokyo. C’est elle qui joue le rôle de passeuse des USA vers le Japon.
- Kono Miyoko est une médecin ayant pris part l’aventure. Elle rédige la préface de la version japonaise d’Our Bodies, Ourselves.
- Chizuro Miyasako a réalisé le collage qui figure sur la couverture de l’édition japonaise.
Il s’agit seulement de quelques-unes des personnes qui donnèrent de leur temps et de l’énergie au projet. Après renseignements, il semblerait que la librairie Shokado ait déménagé à Osaka (et changé de propriétaire) avant de finalement fermer (avis aux repreneuses de flambeau !).
Les illustrations sont de Justine Sarlat, à l’exception de la couverture originelle de l’adaptation japonaise d’Our Bodies, Ourselves.
Références des textes sur lesquels se base cet article :
- Le site d’OBOS, véritable communauté féministe en ligne grâce à laquelle j’ai pu remonter le fil de cette aventure depuis le texte Japanese Preface : Sacrificing Our Selves for Love de Miho Ogino et grâce aux conseils de Judy Norsigian
- L’ouvrage collectif Broken Silences. Voices of japanese feminism, coordonné par Sandra Buckley contenant une introduction de Sandra Buckley, une sélection de textes issus de la version japonaise d’OBOS traduits en anglais, la préface de Kono Miyoko traduite par Sandra Buckley, une interview de la libraire et éditrice Nakanishi Toyoko ainsi qu’un texte de Ogino Miho revenant sur cette expérience.
- Davis, Kathy (2007). The Making of Our Bodies, Ourselves. How Feminism Travels across Borders. Durham/London, Duke University Press.
- Traduire Our Bodies, Ourselves. Les aventures mondiales d’un manuel de santé féministe par Linda Gordon, traduit par Valentine Dervaux pour Jef Klak : https://www.jefklak.org/traduire-our-bodies-ourselves/
Voir aussi Our Bodies, Ouselves, traversée féministe. Ce que nos corps ont à nous apprendre.