Du « je suis enceinte… La ga-lè-re ! » au « je suis ENFIN enceinte », il existe tout un éventail d’expériences et de manières de vivre le fait d’apprendre sa grossesse. Chaque femme éprouve ce moment différemment : pour certaines, apprendre qu’on est enceinte peut être d’une violence inouïe ; pour d’autres, un soulagement instantané ou encore une inquiétude écrasante. La grossesse est pour beaucoup de femmes marquée par de nombreuses restrictions, des visites chez le gynécologue, des analyses, des médocs, des commentaires inopportuns, des atte(i)ntes, des peurs, du contrôle sur notre corps, des rapports de tension avec notre passé, ancré à nos corps, à notre dossier médical… Plusieurs femmes, dont moi, ont voulu témoigner et mettre l’accent sur ces violences subies ou qu’on s’est fait subir. Car oui, la violence peut aussi venir de nous-mêmes.
« Je n’en serai pas capable. Je ne suis pas du tout sûre. Ça me fait trop peur. » C’est la première chose que, moi, Marta, mère d’un enfant, ai pensé en regardant ce bout de plastique qui montrait ces deux lignes roses, fatidiques. « Je m’en doutais déjà mais je ne voulais pas y croire. C’était trop tôt, ce n’était pas dans mes plans, dans nos plans de just married ! Je l’ai annoncé à mon mari qui m’a rassurée et m’a rappelé cette envie d’enfant déjà présente en moi. N’empêche, cela a été très violent de me savoir enceinte, de me savoir bientôt maman, mais ce n’était que le début. »
Ana, mère de deux enfants en Belgique, a de son côté eu à l’époque une réaction qu’ont beaucoup de femmes qui ne cherchent pas forcément à avoir d’enfant : « Sur le moment, je voulais avorter car notre situation était précaire. Tu es un peu entre la joie de ce bébé et la peur de tout ce qui va suivre, l’inconnu. Je pense que si j’avais été en couple avec quelqu’un qui me soutenait, et que le désir d’enfant était clair et évident pour les deux, ça aurait été différent. »
Le moment et l’état d’esprit du couple (s’il y en a un) demeurent centraux dans la manière de vivre cette nouvelle. L’instabilité économique, amoureuse ou personnelle peuvent jouer un rôle majeur dans le fait de penser à l’IVG. Comme Ana, j’ai aussi pensé à l’IVG car « c’était trop tôt et je devais partir à l’étranger pour mon travail. En même temps j’avais déjà fait une IVG plus jeune, j’approchais la trentaine et je m’étais toujours dit que je voulais avoir des enfants avant la trentaine. J’avais du travail et je venais de me marier, donc tout semblait aller dans le sens de le garder. »
Une fois la décision de garder l’enfant prise, en solo ou à deux, les questions s’accumulent. Une des premières pensées est de se remémorer tout ce qu’on a fait « qu’on est censé ne pas faire quand on est enceinte » : les soirées bien arrosées, les joints pour aller dormir, les relations sexuelles extraconjugales… Toute une série d’actes qui, tout d’un coup, nous semblent répréhensibles ou dangereux, mais qui n’ont pas été évités, juste par ignorance.
Épisode 1 : Quand le(s) passé(s) s’invite(nt) dans la grossesse
Parfois, même des actes censés préparer les femmes à la grossesse, comme la vaccination, peuvent provoquer des situations terribles, notamment la remise en question de sa grossesse pour des risques majeurs. L’expérience de Malika, mère d’un enfant en France, qui s’était fait vacciner en prévoyant de tomber enceinte. Manque de chance, elle était déjà enceinte lorsqu’elle l’a fait ce qui a provoqué des moments de tension chez le gynécologue.
« Fait traumatisant dans ma grossesse, c’était à la première échographie. Il faut savoir que j’ai retiré mon stérilet et, deux semaines après, je me suis fait vacciner contre la rubéole, vaccin qu’on conseille aux femmes avant la grossesse. Je suis tombée enceinte au cours du premier cycle qui a suivi, malgré des comptes savants pour essayer d’éviter (On avait le temps, aucun lien avec le vaccin…). Bref, je me suis fait vacciner en tout début de grossesse, sans le savoir. Quand, après la première écho, j’ai posé toutes mes questions sur les indications et contre-indications à suivre en étant enceinte, j’ai terminé par : « Ah oui, je me suis fait vacciner, je pense que j’étais déjà enceinte sans le savoir, est-ce un problème ? » Et là, la tête de ma gynécologue a changé… Elle a essayé de trouver des infos directement, a appelé un confrère spécialiste des grossesses à risques, puis m’a annoncé qu’elle devait vérifier mais qu’à priori, elle pensait que c’était tout à fait contre-indiqué, qu’on parlait de potentiels handicaps et qu’une interruption de grossesse était conseillée. Elle m’a demandé d’y réfléchir le week-end (nous étions un vendredi) et m’a assuré que, de son côté, elle chercherait les statistiques exactes et toutes les infos. C’était des montagnes russes émotionnelles après avoir entendu le « cœur », vu l’embryon, etc. Le mardi, elle m’a appelée en matinée alors que j’annonçais à ma coordinatrice une potentielle absence pour raison médicale la semaine suivante (ma gynéco m’avait donné des délais précis pour ce cas de figure). Elle m’a dit ceci : « Bonne nouvelle, les derniers chiffres et les études ne montrent aucune transmission congénitale suite à une vaccination au 1er trimestre donc l’IVG vous est toujours accessible car c’est un choix que vous pouvez poser mais, médicalement, rien ne le justifie. » Ces informations contradictoires et l’attente ont été vécues comme violentes par mon compagnon et moi… »
Le ressenti des hommes revient assez souvent dans les témoignages recueillis, lorsqu’ils assistent à de telles expériences. D’ailleurs, ces premiers rendez-vous chez le gynéco, souvent accompagnés, sont des lieux où la violence est partagée avec cet.te accompagnant.e : les mamans, les sœurs, le papa, les cousines, etc. Ces personnes peuvent alors devenir un soutien incontournable ou, au contraire, un poids et une violence de plus. Il n’est pas rare d’entendre des femmes raconter que leur accompagnant.e leur a fait la morale en sortant de chez le médecin car elle n’avait pas respecté l’une ou l’autre consigne du gynécologue.
La peur de la fausse couche
Les violences issues du milieu médical peuvent être activées dès les premières consultations. Avant même la grossesse, au moment où la patiente exprime son désir d’enfant ou l’arrêt de la pilule. Ce temps écoulé entre la verbalisation du désir d’enfant jusqu’à la conception peut être un calvaire. Les rendez-vous médicaux se transforment en série de questions sur la femme elle-même, sur son corps, sur son comportement et même sur sa capacité d’enfanter. Préparer son corps à la grossesse peut impliquer implicitement d’innombrables violences : médicalisation, contrôle du cycle menstruel, perte de poids, relations sexuelles « sur commande », pression pour y arriver. Aurore, mère d’un enfant à cheval entre la France et la Tunisie, a vécu la pression sociale de faire des enfants, avant une grossesse désirée mais aussi après une fausse couche douloureuse. À la douleur de la perte d’un enfant sont venus s’ajouter l’incompréhension, l’attente, le désir, la culpabilité…
« Plus ou moins rapidement, la vie en couple suscite auprès de l’entourage la question de l’enfant… Et d’autant plus après un mariage ! Ça commence par : “Vous allez faire un enfant ?” Puis… “Elle est enceinte ?” Et enfin… “Tu es allée voir un docteur ?” Nous ne prenions pas en considération toutes ces remarques et nous vivions tranquillement notre vie d’amoureux jusqu’à ce qu’un beau jour, je suis tombée enceinte. Heureux comme jamais, nous avons dit la nouvelle à tout le monde et tout de suite. Grossière erreur. Nous avons finalement perdu le bébé et là a commencé le cauchemar. Les conditions traumatisantes dans lesquelles s’est passée ma fausse couche n’étaient que le début d’une longue et lente descente aux enfers… Ayant annoncé la grossesse, on était bien obligé d’annoncer son arrêt. Je me suis donc retrouvée face à des situations que j’aurais préféré éviter.
Les fausses couches ou du moins la peine que ça provoque sont très mal connues et l’entourage est souvent maladroit… Pour ne pas dire complètement con. J’ai compris trop tard pourquoi beaucoup de femmes attendent trois mois avant de donner l’information… Si certains pouvaient se réjouir, ce n’est pas pour autant qu’ils partagent la douleur… Comme si ce n’était pas de la même vie qu’on parlait… Ça passe de mots élogieux à du mépris insupportable. Le monde considérait cette vie comme un futur enfant aimé puis d’un coup la compare à un œuf, l’intègre dans des statistiques, avec des phrases telles que : « La nature fait bien les choses. » C’est fou ce que j’ai pu entendre comme conneries… Je me suis mise à détester quasiment tout le monde, me sentant plus seule et plus vide que jamais. J’ai compris avec cette expérience qu’il était préférable de ne pas annoncer les grossesses trop tôt pour s’épargner de voir sa peine incomprise décuplée par tant de maladroites intentions. Les gens ne comprennent pas en général et oublient, passant vite à autre chose. Tandis que la tristesse, elle, reste et se modifie. Ceux qui savent ont des mots réparateurs et reprennent des nouvelles, même le temps passé. J’ai trouvé du réconfort, c’est navrant de le dire mais seulement au contact de femmes ayant eu une fausse couche et avec mes amies dont les mamans avaient vécu cette expérience et leur en avaient parlé.
Le temps est passé mais la souffrance ne partait pas, elle se transformait. Pour faire court, d’une grossesse ratée ont découlé des doutes quant à la crédibilité de notre couple. Sans compter la culpabilité que l’on m’adressait… Nous avons mis notre couple à l’épreuve comme pour nous prouver que nous étions prêts à rester ensemble, même sans enfant. Ce projet, qui n’était pas l’origine de notre amour, a avec le temps pris le pas sur tout en devenant une obsession d’un but comme impossible à atteindre. Chaque mois j’attendais que ça arrive et voyais mes règles venir comme un échec perpétuel et grandissant. Sans compter les phrases de l’entourage qui cette fois-ci remuaient la plaie : « Ça y est, tu es enceinte ? » Ou pire : « Vous ne voulez plus faire d’enfant ? » J’ai fini par ne plus y croire du tout et j’ai finalement terminé par me dire que je ne voulais plus être mère… Tout ça pour me persuader que ce n’était pas important, comme pour accepter le sort qui nous avait été jeté. Et alors qu’on n’y prêtait plus attention, là, juste là, la magie a opéré. Près de deux ans après, j’ai été de nouveau enceinte et il était clair que cette grossesse devait se passer différemment… »
L’attente demeure une double peine pour les femmes désirant un enfant avec un sentiment d’échec chaque mois à l’arrivée des règles ou, bien pire, à chaque fausse couche. Certaines femmes vivent des fausses couches à répétition qui les plongent dans un chagrin souvent incompris par la majorité de leur entourage, voire de la part des plus proches. L’injonction à la maternité et à l’enfant biologique pèsent terriblement. Sur la femme en premier lieu, mais aussi sur le couple, qui peut se déchirer comme l’explique Aurore. La fausse couche reste un tabou dans la société. Très peu d’ouvrages et de recherches portent sur ce sujet banalisé par la médecine, par la société et par les proches qui passent « à autre chose facilement » tandis que la femme continue à souffrir. Le Guide féministe de la grossesse touche un mot à ce sujet, souvent écarté dans les ouvrages consacrés à l’enfantement et à la grossesse. Pihla Hintikka et Elisa Rigoulet mettent en avant le fait de se permettre de faire le deuil d’une fausse couche à la hauteur des attentes de la grossesse à laquelle elle a mis fin.
Le temps de deuil et les formules pour avancer vers une possible guérison de cette douleur peuvent aller du partage au sein du couple à une discussion avec des personnes ayant souffert de ce même événement, ce qui a été pour Aurore le seul moment de compréhension. Il semble fondamental de se laisser le temps et l’espace nécessaires malgré les diverses pressions, parfois imposées par la personne concernée elle-même. De plus en plus de personnalités dans le monde lèvent le tabou de la fausse couche en en parlant dans les médias. Des femmes “ordinaires” aussi font le pas. C’est le cas de certaines journalistes, comme notre collègue de Slate, qui avance qu’il faudrait un #Metoo pour libérer massivement la parole.
La peur de la fausse couche fait renoncer à des femmes de partager la nouvelle. Une autre violence s’installe lors de ce premier trimestre : l’attente. « Pourtant c’est un des moments les plus difficiles à vivre pour la femme qui a envie de partager la nouvelle avec les autres. Puis c’est très difficile à cacher avec les nausées, l’envie terrible de dormir… », avoue une collègue en fin de grossesse. D’autres femmes comme Aurore apprennent dans leur chair les raisons de cette attente imposée et se servent de leurs expériences malheureuses pour gérer autrement la grossesse suivante : « Je fais les choses comme je veux. »
Efface-moi cette trace d’IVG, que je choisis de ne plus subir
Si le souvenir ou la peur de la fausse couche peuvent énormément influencer la grossesse, d’autres événements vécus comme violents finissent par s’immiscer d’une façon ou d’une autre dans la grossesse de certaines femmes. Certaines expériences douloureuses – parfois guéries, parfois encore brûlantes – réveillent des démons qu’on avait réussi, à minima, à maîtriser. Quand j’ai parlé à Lina, Italienne enceinte actuellement, de mon projet d’article sur les violences, elle m’a dit tout suite qu’elle désirait partager une expérience du passé, dont elle n’avait jamais réussi à parler dans son entourage, qui s’était infiltrée dans sa grossesse comme un intrus indésirable : une vieille IVG sur son dossier médical.
« À tout juste 18 ans, j’ai eu une grossesse non désirée et j’ai décidé de mettre un terme à la grossesse sans en parler à personne, sauf mon compagnon et ma meilleure amie de l’époque. Je savais que ma famille n’aurait pas bien réagi et je ne voulais pas compromettre ma relation avec eux. J’ai eu beaucoup de chance avec la gynécologue qui m’a suivie, mais pas tant que ça avec l’assistante sociale, dont le regard ne pouvait pas cacher le jugement cassant et constant sur ma vie et ma façon solitaire de prendre des décisions. Cela fut dur, mais depuis j’ai beaucoup travaillé cette décision par moi-même puis avec le suivi de professionnels.
J’ai eu dans ma vie, à plusieurs reprises, des épisodes où je me suis questionnée à ce sujet, que je n’ai pas su comprendre jusqu’à ce que je commence à voir la vie avec des lunettes féministes. Une fois, je suis allée voir une gynécologue psychothérapeute avec une approche de la médecine alternative. La médecin disait qu’une IVG était quelque chose de « gros » pour une femme et qui, si je ne le travaillais pas en psychothérapie, allait laisser une trace énorme dans ma vie. Elle disait que je risquais de subir, tout suite ou après, un abandon qui allait beaucoup me blesser. Depuis je continue à me demander comment cette femme peut donner ce genre de sentences fatalistes à des jeunes de 20 ans qui ont toute leur vie devant elles. Vraiment, cela me fait de la peine, mon « moi jeune » sortait de cette consultation très inquiète.
Dix ans après, à côté d’un compagnon très spécial, j’ai décidé d’avoir une grossesse désirée. J’ai réfléchi et je continue à réfléchir encore sur les différences entre les deux expériences de grossesse, sur la merveille de jouir de la grossesse sans peurs, sans hontes, sans jugements… sur le privilège d’avoir la possibilité de planifier, d’avoir un enfant dans ce moment de ma vie. Il y a quelques mois j’ai eu mon premier rendez-vous avec la matrone et l’assistante sociale du cabinet de grossesse où je me suis inscrite. J’ai été accueillie par une matrone souriante qui ne m’a pas félicitée et qui a commencé à me poser des questions. Elle m’a questionnée à propos de ma santé, ma situation économique et petit à petit elle remplissait un dossier blanc qui allait contenir tous les documents et qui serait la première page de ma nouvelle vie.
Elle m’a demandé plein de choses, notamment si j’avais eu d’autres grossesses et elle a noté avec son stylo noir, dans la première page du dossier : « IVG – 2008. » Je l’ai super mal pris, je suis restée stupéfaite en me demandant pourquoi mon dossier, qui allait contenir toutes les premières traces de l’existence de mon fils ou de ma fille, devait être sali par une grossesse que j’avais décidé de ne pas mener à terme quand j’avais à peine 18 ans ? Je suis sortie de la consultation et suis rentrée dans ma voiture énervée, déçue, presque trahie. Jusqu’à ce que je dise à mon compagnon de faire demi-tour. Je suis rentrée encore une fois dans la consultation et j’ai dit à la matrone : « Je ne veux pas ce dossier, je veux un dossier sans trace de mon IVG. » La meuf m’a regardé surprise et m’a dit qu’elle ne pouvait pas le changer. J’ai insisté et elle s’est mise à copier toutes les informations avec son stylo noir, sauf mon IVG.
J’ai senti l’empowerment (empoderada) et j’ai pensé que cela montrait le travail fait à propos d’un avortement traumatique : se sentir libérée signifie oser ne pas se laisser salir par une IVG, exiger qu’un avortement ne te marque plus jamais comme femme et comme future mère. La matrone m’a demandé si je voulais voir un psychologue, elle n’a pas écouté ma réponse lorsque je lui disais que j’avais déjà travaillé cela avec un professionnel… Elle m’a dit que nous toutes nous devions travailler sur notre passé, pour faire la paix avec nos décisions passées. Ceci suivi par un monologue qui allait de mal en pis, elle disant : « Tu sais, selon les constellations familiales, il faut parler avec les enfants des IVG qu’on n’a pas eus. En fait, les ainé.e.s sentent le poids d’être « les premièr.e.s » alors il faut leur dire qu’ils.elles ne l’ont pas vraiment été. »Je suis restée bouche bée, j’ai pris mon dossier, je me suis retournée et je suis partie. »
Le milieu médical et la culture du traumatisme post-IVG ont privé Lina d’une IVG dans la sérénité, dès la minute 0 jusqu’à sa grossesse désirée. Loin d’être un cas rare, les histoires d’IVG s’invitent souvent dans les grossesses souhaitées, voire dans les IVG qui suivent, mais cela dépend aussi du pays dans lequel ce choix a été posé, de l’établissement et des membres qui accueillent les femmes. La culture du traumatisme post-IVG est vraiment répandue aussi bien dans la société que dans le milieu médical. Cette culture amplifie les effets d’une IVG sur le moral des femmes alors que les travaux scientifiques montrent que seulement 10% de femmes qui posent ce choix souffrent d’un traumatisme – dont certains se demandent si ce traumatisme n’est pas plus lié à la pression sociale, religieuse et autre, qu’au vécu en tant que tel. La réaction des médecins ou de l’entourage face à ce choix peut influencer la vision que la femme a sur ce choix : « J’ai fait une IVG lorsque j’avais une vingtaine d’années, je l’ai choisie et mon compagnon était d’accord. J’ai fait une IVG médicamenteuse vers la 12ème semaine, sans aucune conséquence physique ni morale. Par contre, ma mère pendant des années me rappelait assez souvent pendant les premiers temps que j’aurais pu avoir un enfant de tel ou tel âge !!! Cela me touchait, sans m’avoir causé de dommages », raconte une femme qui préfère garder l’anonymat. En tout cas, d’autres femmes comme Lina ont dû mener un travail sur leur choix, alors qu’il était réfléchi et à la base sans conséquences.
L’injonction à la césarienne après une césarienne
Le rappel du passé dans nos grossesses peut aussi prendre la forme d’injonctions formelles sur le type d’accouchement souhaitable. La femme peut perdre en partie la capacité de décider les conditions dans lesquelles son accouchement aura lieu, c’est notamment le cas de femmes ayant accouché par césarienne auparavant. Chloé, mère de deux enfants en Belgique ayant eu une césarienne lors de son premier accouchement, se questionne lors de sa deuxième grossesse sur cette injonction, parfois critiquée par les médecins eux-mêmes. Car, comme le dit l’étude menée par Olivier Irion L’épidémie de césariennes : un mal nécessaire ? : « Compte tenu des complications possibles lors d’un futur accouchement, il faut dans la mesure du possible éviter la première césarienne en respectant la physiologie. On se rappellera que la provocation de l’accouchement augmente le risque de césarienne. Une tentative de voie basse après césarienne n’est pas contre-indiquée, mais ce projet doit tenir compte des facteurs de risques et du souhait des parents. »
« Mon ressenti global pour Nora est plutôt positif alors que pour Romy beaucoup moins. Lorsque j’ai appris que j’étais enceinte de Romy, je me suis dit que je voulais une césarienne comme pour Nora : pas d’épisiotomie, du coup moins de douleurs, des rapports sexuels plus vite. Pendant 6, 7 mois, je me disais que c’était ce que je voulais… En même temps, selon mon gynéco, ce n’était pas systématique. Le seul truc, c’était qu’on faisait quand même fort attention à la violence du travail sur un utérus cicatriciel. Puis vers la fin de grossesse, je ne veux plus de césarienne, je veux un accouchement par voie basse, je me sens prête, je veux le vivre comme ça avec une césarienne si ça devient dangereux, pour moi ou pour elle. Du coup 4 semaines avant le terme, je fais des séances d’acupuncture pour déclencher la descente du bébé avec une sage femme. Mais ça ne marche pas trop, le bébé reste très haut, du coup ma gynéco craint la violence du travail si on devait déclencher le travail chimiquement. On reparle de césarienne, j’en ai un peu marre de la grossesse, j’ai peur de ce qu’on va faire de Nora si ça se déclenche dans la nuit. Je veux avoir Mehdi près de moi mais qu’il soit avec Nora aussi. Bref, tous les paramètres se bousculent et personne ne m’aide à prendre une décision et on me laisse prendre la mauvaise selon moi… On prévoit une date de césarienne s’il n’y a pas de changement au niveau du col un jour avant. La violence c’est la non-information. Et le fait que maintenant, j’ai un ressenti hyper négatif par rapport à la venue de Romy. J’aimerais bien tout recommencer avec quelqu’un qui m’aide à tout faire pour que je puisse accoucher normalement. J’ai pu le dire à ma gynécologue quand j’y suis retournée. Elle m’a expliqué qu’au vu de la position de Romy lors de la césarienne, elle ne voit pas comment elle aurait pu descendre et appuyer sur le col, etc. Ça m’a un peu rassurée, mais ça n’empêche pas le ressenti. »
Chloé a vécu la prise de décision de la césarienne comme une violence et craint d’avoir pris la mauvaise, malgré la réponse de sa gynécologue. Comme elle le dit, le plus violent est le manque d’information, le fait de devoir choisir – lorsque cela nous est possible – sans une connaissance approfondie du sujet. Comment peut-on donner notre consentement éclairé dans ce contexte ? On devrait pouvoir prendre cette décision sans jugement de valeur, sans que les informations soient données en fonction de ce que le médecin pense être le plus convenable et sans en “cacher” les conséquences importantes.
La grossesse demeure un processus physiologique médicalisé et régulé légalement par les États dans lesquels nous vivons, ce qui a certaines implications morales, médicales et sociales plus ou moins enracinées dans chaque culture nationale. La régulation du recours à l’IVG avec sa lecture morale très répandue en Europe n’a par exemple pas de lecture morale-religieuse en Tunisie où l’IVG a été légalisé bien avant la plupart de nos pays européens. Ce débat marque certainement la culture du traumatisme dont nous avons bel et bien hérité et qui, en tant que femmes, nous suit – mais qu’on peut finir par contourner. Alors que l’IVG « doit forcément laisser de traces », la fausse couche est par contre « quelque chose qui arrive à tout le monde » et ne doit pas en laisser. Cette lecture relève d’un constat sournois sur le manque d’écoute des femmes et de leurs expériences. Mais elle est aussi influencée par une attitude infantilisante des femmes et par une vision très patriarcale : lorsqu’elles prennent une décision, les femmes se trompent ou risquent de s’en vouloir (discours aussi présent dans le cas des femmes qui décident de ne pas avoir des enfants) alors que quand c’est la « nature » qui fait les choses, c’est normal, pas traumatisant. Certaines femmes, moi y comprise, vont jusqu’à intérioriser cette infantilisation, en se culpabilisant pour ce qu’elles vivent, ou ont vécu.
Introduction « Enfanter dans les violences »
Série 1 : « De l’envie d’enfanter (ou pas) au fait accompli… »
Épisode 1 « Quand le(s) passé(s) s’invite(nt) dans la grossesse«
Épisode 2 « Le contrôle du corps gestant »
Épisode 3 « Se préparer à l’accouchement. Contourner les violences ? »
Série 2 : Donner naissance comme expérience violente
Épisode 4 : L’écoute des femmes, ce grand oubli de l’accouchement
Épisode 5 : « Ces femmes (et enfants) qui seraient mort.e.s en couche sans la médecine moderne »
Épisode 6 : Les violences obstétricales comme problème public : quelles réponses politiques ?
Série 3 : La grande (lourde et heureuse ?) délivrance
Épisode 7 : Le post-partum, la violence des séquelles de l’accouchement
Épisode 8 : La violence, c’est nous… mais surtout les autres !